Le bruit d’une hallebarde retombant sur le dallage renforça cette sensation. Aussitôt les grandes orgues déchaînèrent une tempête de sons majestueux qui firent couler un frisson le long du dos de la jeune femme. Bien que l’église fût chauffée, elle avait froid jusqu’à l’âme et, dans leurs gants de fil, ses doigts glacés se crispèrent. La main de sa compagne, en se posant dessus, lui rendit un peu de chaleur et de courage au moment où retentissait le pas lourd, rythmé, mesuré des hommes qui portaient le cercueil, un coffre d’acajou à ferrures d’argent, qu’ils firent glisser sous les draperies du catafalque avant de disposer autour quelques couronnes. Les fleurs d’Orchidée furent déposées sur le dessus.
Certains personnages vinrent à la suite, inconnus pour la plupart, qui disparurent derrière le monument de drap et de galons. Cependant Orchidée reconnut Antoine Laurens auprès du commissaire Langevin. Quant à l’homme grand et mince qui venait en tête du cortège, elle ne fit que l’entrevoir. Juste assez pour constater qu’il était aussi brun qu’Édouard était blond et d’aspect plus fragile. Le profil un instant aperçu était fin et nettement découpé.
Tant que dura le service, la jeune veuve, sourde et aveugle, laissa enfin sa douleur l’envahir et ses larmes couler. Depuis la découverte du corps sans vie de son époux, elle vivait un cauchemar qui ne lui accordait ni trêve ni repos. Il lui fallait songer à elle d’abord, à sa sécurité. Obéir à cette panique, soulevée par la méchanceté de ceux qui l’entouraient, qui la poussait à fuir, aussi vite que possible, aussi loin que possible ! Ni dans ses heures de veille ni dans celles si angoissées du sommeil elle n’avait trouvé de temps pour les larmes et pour le chagrin, mais maintenant, isolée derrière ces crêpes funèbres qui la faisaient invisible, elle pouvait sonder enfin la blessure de son cœur et s’effrayer de la trouver si profonde. Seule, la présence de cette terrible femme dont elle ne parvenait pas à deviner le visage mais dont le coude touchait le sien lui apportait quelque réconfort parce que leurs souffrances se rejoignaient. À la voussure un peu tremblante des épaules, Orchidée devina que Mme Lecourt pleurait, aussi douloureusement qu’elle-même sans doute, l’enfant qu’on ne lui avait pas permis de regarder grandir.
La jeune veuve n’entendait rien des chants, de la musique ou des paroles rituelles prononcées dans une langue qui lui était étrangère. Du fond de sa mémoire elle laissait remonter le souvenir des heures si douces passées auprès d’Édouard, de ces belles heures d’amour qui se concluaient là, dans cette nef froidement solennelle. Le corps qu’elle connaissait si bien et qui lui avait donné tant de joies n’était séparé du sien que par quelques planches et quelques bouts de tissu et cependant à jamais inaccessible. Saisie d’une soudaine envie de s’en rapprocher, de réduire la distance, elle ôta son gant, étendit une main presque implorante qui vint toucher le drap comme s’il était un vêtement, espérant follement que, dessous, il restait un peu de vie et de chaleur. Si souvent, pour entrer dans un lieu public ou pour une promenade, elle avait posé sa main sur la manche d’Édouard ! Le geste était le même mais, cette fois, il n’y eut pas de doigts fermes et chauds pour enfermer les siens, comme Édouard le faisait toujours… Un sanglot monta de sa gorge, si déchirant qu’il la plia en deux sur l’appui du prie-Dieu et que Mme Lecourt, inquiète, entoura ses épaules d’un bras maternel :
— Du courage, ma petite ! Pensez qu’un jour vous le retrouverez par-delà la mort… C’est bientôt fini !
Le service, en effet, s’achevait. Il y eut la voix pompeuse du maître de cérémonie annonçant que la famille, vu les circonstances, ne recevrait pas de condoléances, puis une main gantée de noir qui se tendait vers Orchidée pour la conduire dans une chapelle latérale tandis que les quelques assistants aspergeaient le catafalque d’eau bénite.
À travers son voile, Orchidée vit un groupe d’hommes et, pour la première fois, elle se trouva en face de son beau-frère.
Elle devait passer devant lui pour gagner la place qu’on lui désignait et bénit les étranges traditions du deuil occidental qui lui permettaient de dissimuler son visage tandis que celui de l’autre s’offrait à découvert. Elle vit, portée sur des épaules un peu tombantes, une tête casquée de cheveux noirs aux pommettes hautes, à la bouche fine surmontée d’une mince moustache et aux yeux sombres que la profondeur des orbites cernées d’épais sourcils presque rectilignes rendait insondables. Néanmoins ces yeux étaient fixés sur elle et la regardaient s’approcher. Alors, cherchant l’appui du bras de sa compagne, elle se redressa de toute sa taille, refusant de passer devant lui dans une attitude vaincue, même si c’était par la souffrance. Cet homme n’était peut-être pas encore tout à fait certain de son innocence et elle entendait l’ignorer. Ce fut lui qui s’avança à sa rencontre.
— Madame, fit-il après un bref salut, j’aurais souhaité vous accompagner demain chez le notaire pour mettre ordre à vos affaires, mais vous comprendrez sans peine que je dois à mon frère de l’escorter jusqu’à sa dernière demeure… ce que vous ne sauriez faire. Vous voudrez bien m’excuser !
Les paroles étaient à peine courtoises mais la voix étrangement douce, moelleuse même et légèrement chantante. Elle était agréable à entendre, pourtant Orchidée n’y fut pas sensible :
— J’ai toute une vie, Monsieur, pour pleurer sur le tombeau de mon époux, dit-elle lentement comme si elle cherchait ses mots. – À cet instant, d’ailleurs, elle éprouvait une difficulté bizarre à s’exprimer en français mais ce ne fut qu’un instant. – J’espère que vous saurez l’entourer des soins que j’aurais voulu lui donner.
Ayant dit et sans attendre de réponse, elle inclina brièvement la tête et alla prendre place de l’autre côté de la chapelle, marquant ainsi son intention de ne pas poursuivre plus longtemps le dialogue.
Un moment plus tard, debout en haut des marches de l’église et indifférente à la petite foule qui en battait les abords, elle regardait la longue boîte vernie disparaître dans le fourgon mortuaire quand un bras s’empara du sien et une voix familière chuchota près de son oreille :
— Rentrez avec moi dans l’église, Orchidée ! Une voiture nous attend près de la petite porte… dit Antoine.
Arrachée à ses souvenirs, elle tressaillit, voulut se dégager :
— Mais… pourquoi ?
— Regardez ces gens ! Ce sont des journalistes. Dans un instant, ils vont vous sauter dessus.
Il avait raison : un groupe composé de quelques hommes et d’une femme, certains avec un appareil photographique, escaladait le perron, bousculant sans ménagement les personnes qui sortaient de l’église et les employés des pompes funèbres… Orchidée, cependant, résistait machinalement. Le commissaire s’en mêla :
— Emmenez-la ! ordonna-t-il. Je vais m’occuper de ces gens.
Et, tandis que le peintre entraînait les deux femmes vers le fond du péristyle, il s’avança au-devant de la meute, les bras en croix :