Le plus pénible pour la jeune princesse était de devoir vivre avec sa pseudo-sœur. Non que celle-ci fût grossière, inculte ou dépourvue d’éducation : chez les Lanternes rouges on dressait les filles, dont beaucoup venaient du peuple, de façon qu’elles puissent jouer n’importe quel rôle, mais aucune sympathie ne les unissait, bien au contraire. Dès leur première rencontre, Dou-Wan sentit que Pivoine la détestait d’autant plus qu’il lui fallait garder un certain respect en face d’une jeune dame de haut rang à qui Ts’eu-hi accordait ses faveurs alors qu’elle-même devait se contenter d’être la préférée de leur maîtresse.
Évidemment, le jeu n’était pas égal et cette fille ambitieuse, cruelle et déterminée en était pleinement consciente. De son côté, la princesse ne pouvait vaincre une espèce de répulsion. Vivre en sœurs dans ces conditions présentait des difficultés même si l’on partageait le même but.
Leur dissemblance physique était de peu d’importance. La polygamie des hommes les mettait à même de recevoir des enfants d’épouses différentes. En outre nul n’ignorait que pour ces lourdauds d’Occidentaux, tous les Asiatiques se ressemblent et ils n’auraient même pas l’idée de s’étonner d’un visage plus délicat que l’autre ou de pieds un peu plus élégants. À propos de pieds, d’ailleurs, il n’y avait pas si longtemps qu’ils connaissaient la différence entre les dames mandchoues et les Chinoises, les premières n’ayant jamais été soumises à la torture subie par les secondes et qui consistait à bander étroitement les pieds des petites filles pour les empêcher de grandir. En effet, les conquérants qui s’étaient emparés de la Chine au dix-septième siècle considéraient ce raffinement qui rendait la marche à peu près impossible comme simplement stupide.
En dépit de ce qui les séparait – Pivoine était la fille d’un bas officier de la Garde – les envoyées de Ts’eu-hi jouèrent leurs rôles d’orphelines accablées par le sort avec un art consommé. Leurs compatriotes chrétiens s’efforcèrent d’adoucir leur prétendue douleur et de les aider de leur mieux sans jamais soupçonner à quel point la religion d’esclaves qu’ils tentaient de leur inculquer inspirait d’horreur aux fausses sœurs. Quant aux étrangers avec qui, tout de suite, elles furent en contact, Orchidée qui n’en avait encore jamais vu de près les découvrit avec étonnement. Leurs femmes surtout.
Habillées le plus souvent de blanc qui, comme chacun le sait, est la couleur du deuil, elles avaient des figures étranges, très blanches ou roses ou même rouges avec des petites veines violettes, des cheveux bizarres, frisés le plus souvent et arborant des nuances allant du jaune clair au brun foncé en passant par l’orange ou le vermillon… Néanmoins, quand elles étaient vieilles, leur chevelure blanchissait tout comme celle des Asiatiques.
Nonobstant ces disgrâces, quelques-unes réussissaient à être assez belles et quand enfin Orchidée put apercevoir la jeune fille qui possédait le Lotus impérial, elle comprit que le sang d’un homme, même un prince du Céleste Empire, pût s’enflammer pour cette déesse casquée d’or pur dont les grands yeux ressemblaient à des prunes noires, la bouche à une grenade mûre et la peau à la fleur délicate du cerisier. Cette personne qui appartenait à une nation appelée Amérique était aussi très aimable et très rieuse. Malgré la différence de langues – Orchidée savait seulement quelques mots d’anglais – miss Alexandra réussit à faire comprendre à la jeune Mandchoue qu’elle la trouvait fort jolie et qu’elle souhaitait la revoir souvent à l’hôpital où les deux « sœurs » travaillaient en échange de la nourriture. On les y accepta d’autant plus volontiers que les combats ne cessaient guère entre la ruée des Boxers et les deux mille assiégés défendus par une poignée de quatre cents hommes.
Dans les premiers jours du siège, s’emparer du Lotus relevait de la mission impossible, les réfugiés logeant assez loin des Légations encore debout dont celle des États-Unis mais, avec le temps, les destructions s’accumulèrent. Il fallut regrouper les femmes, d’abord, puis à peu près tout le personnel diplomatique international, dans la seule ambassade anglaise qui était la plus vaste et la plus facile à défendre. Les nations se répartirent au mieux dans les divers pavillons de ce qui était autrefois une demeure princière. Néanmoins, le problème resta entier pour les envoyées de Ts’eu-hi : les dames vivaient à plusieurs dans de grandes chambres et il s’en trouvait toujours deux ou trois, ce qui rendait impossible une fouille en règle des affaires de la jeune Américaine :
— Il faut s’y prendre autrement, déclara Pivoine à la fin d’une journée harassante. Nous aurons meilleure chance en attirant la fille hors des fortifications et en la livrant aux nôtres. Il faudra bien qu’elle parle !
— Cela me paraît difficile, dit Orchidée. Les issues du camp retranché sont bien gardées.
— J’ai peut-être une idée…
Elle n’en dit pas plus et sa compagne n’essaya même pas d’en savoir davantage. Les plans ourdis par Pivoine et même la mission qu’on lui avait confiée perdaient leur intérêt depuis quelques jours. La guerre, le siège, les Boxers et même la mort toujours présente s’estompaient dans l’esprit d’Orchidée. Comment attacher sa pensée à des menées sanguinaires, comment même évoquer les larmes d’une impératrice alors qu’une image commençait à s’épanouir dans le cœur de la jeune fille, ôtant à sa raison, si claire auparavant, toute vindicte et même toute sagesse ? Sans cesse la mémoire d’Orchidée lui restituait, avec des alternances de ravissement et de confusion, la scène qui avait eu pour cadre le vestibule de l’hôpital.
Un soldat venait d’apporter une femme chinoise, à ce point terrifiée par les Boxers et ce qu’ils pourraient lui faire au cas où ils mettraient la main sur elle qu’elle avait choisi le suicide. Passant devant la porte ouverte de sa masure, le militaire, la voyant pendue à une poutre, s’était précipité pour la décrocher. Constatant qu’elle vivait encore mais incapable de la ranimer, il jugea plus prudent de s’en remettre au médecin. Or, le docteur Matignon venait d’être appelé d’urgence à la barricade du Fou. La désespérée fut confiée à Orchidée en attendant l’arrivée d’une infirmière plus compétente.
Se souvenant des leçons reçues au palais, celle-ci entreprit non sans peine de mettre la femme à genoux puis, la maintenant de son mieux, elle s’efforça de bourrer des tampons de coton dans sa bouche et dans ses narines. Elle en était à tenter d’assujettir le tout avec une bande à pansements quand une main vigoureuse l’arracha sans douceur à sa tâche et la rejeta en arrière si brutalement qu’elle perdit l’équilibre et s’étala sur le sol. En même temps, une voix indignée grondait :
— Vous n’êtes pas un peu folle ! Vous voulez tuer cette malheureuse ?
L’homme, un Européen, parlait un excellent chinois, ce qui n’atténua pas la colère d’Orchidée, furieuse que l’on s’interposât ainsi entre elle et la suicidée que, de bonne foi, elle s’efforçait de sauver.
— N’est-ce pas ainsi qu’il convient d’agir ? Une partie de son âme s’est déjà enfuie et il faut à tout prix empêcher que le reste ne s’en aille… On doit donc boucher les orifices et…
— Je n’ai jamais rien entendu d’aussi stupide !
Une infirmière, qui n’était autre que la baronne de Giers, femme du ministre russe, accourait. L’inconnu lui confia la malade que, grâce à Dieu, la thérapie d’Orchidée n’avait pas encore eu le temps de faire passer de vie à trépas. Ensuite, il se retourna vers la jeune fille qui se relevait avec une grimace de douleur. Le choc avait été rude. Presque aussitôt il sourit au jeune visage effaré :