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À l’entrée du jeune homme, Mme Lecourt surveillait un serveur occupé à dresser une table près de la cheminée tout en consultant le menu qu’il lui avait remis. Elle l’invita à s’asseoir, lui annonça qu’Orchidée était en train de se changer et lui proposa une coupe de champagne :

— Ce n’est sans doute pas l’habitude d’en boire avant le déjeuner mais, lorsque je me sens déprimée ou patraque, j’ai souvent constaté que cela me faisait du bien.

— Je suis tout prêt à vous suivre sur ce chemin, sourit le peintre en s’efforçant intérieurement de comprendre pourquoi cette parfaite inconnue, rencontrée par la jeune veuve dans un train, offrait un visage si visiblement ravagé par les larmes. Il semble que la cérémonie vous a beaucoup éprouvée vous aussi ?

Elle lui jeta un regard vif, but une gorgée :

— Et vous vous demandez pourquoi ? On ne saurait vous le reprocher. Depuis notre dernière rencontre… un peu violente, j’ai appris sur vous bien des choses. Je sais que vous êtes un homme d’honneur et, pour répondre à tous les points d’interrogation que je lis dans vos yeux, je crois pouvoir vous confier ce qu’Orchidée sait déjà. Contre votre parole, bien sûr, mais sans cela vous risquez de continuer à vous demander ce que je fais auprès d’elle et à patauger regrettablement… Vous me donnez cette parole ?

— Je vous la donne, dit Antoine avec gravité, car il croyait deviner au ton de la vieille dame qu’il s’agissait d’une chose sérieuse.

Il ne songea d’ailleurs pas à cacher sa stupéfaction quand celle-ci refit pour lui le récit de ce qui avait précédé la naissance d’Édouard.

À la réflexion, pourtant, il finit par trouver que cela expliquait certaines choses. À commencer par l’intransigeance de Mme Blanchard au moment d’un mariage déplaisant : elle devait être soulagée de pouvoir éloigner définitivement celui qui ne lui était rien. La fortune familiale irait à son vrai fils et à lui seul…

— Pourquoi n’avoir jamais rien dit ? demanda-t-il enfin.

— La vie de… mon fils était tracée suivant un dessin qui me semblait beau, calme et bien ordonné. Pour rien au monde je n’aurais voulu y apporter le trouble et peut-être le chagrin.

— Je crois, moi, que vous lui auriez apporté une grande joie. Il m’est arrivé de rencontrer votre cousine Adélaïde. Je n’ai vu qu’une femme dure, froide, vaniteuse, uniquement soucieuse de son rang social et de l’élévation de ses enfants. Édouard l’a déçue : elle l’a rejeté mais je ne crois pas qu’il en ait vraiment souffert. Les sentiments qu’il lui portait demeuraient sans chaleur alors que – voyez comme les choses sont bizarres ! – il aimait beaucoup son père. Je suis certain que vous connaître eût été pour lui une grande joie. À présent, Mme Blanchard n’a plus à se soucier de lui : son existence a cessé de la gêner…

— Son existence sans doute, mais ma mort, si je pars avant elle, pourrait perturber cette vie d’égoïsme : par testament déposé chez mon notaire, je laisse la totalité de ce que je possède à Édouard en donnant bien entendu tous les éclaircissements nécessaires…

L’apparition d’Orchidée mit fin à la conversation. Antoine se leva pour aller à sa rencontre en pensant qu’il aimerait refaire son portrait. Elle portait à présent une robe de drap blanc d’une sévérité quasi monacale qui lui donnait l’air d’un grand lys… ou d’un fantôme. Sachant qu’en Chine le blanc est la couleur du deuil, le peintre ne fit aucune remarque, prit la main de la jeune femme et la porta à ses lèvres. Geste dont elle le récompensa par un petit sourire triste. Puis elle demanda :

— L’homme à qui vous m’avez enlevée en bas était bien un journaliste ? Je n’aime pas ces gens-là : ils écrivent n’importe quoi et ils me font peur.

— Vous n’avez rien à craindre de Robert Lartigue. C’est un ami et il ne vous importunera pas. Il essaiera même d’empêcher ses confrères de vous harceler mais je ne suis pas certain qu’il y parvienne. Beaucoup sont coriaces. Si vous voulez bien que je vous donne un conseil, vous devriez quitter Paris pour un temps.

— Le policier ne le permettrait peut-être pas.

— Si je lui explique, il sera d’accord. Tout dépend de l’endroit où vous iriez et je pensais que Marseille…

— C’est ce que je me tue à lui dire, coupa la Générale. Je voudrais la ramener chez moi, dans ma maison de Porquerolles par exemple. J’aimerais qu’elle en vienne à se considérer chez elle dans mes demeures comme l’aurait été son époux.

Sa voix se fêla tout à coup et, tirant son mouchoir, elle tamponna énergiquement son nez, ce qui lui permit d’arrêter la larme qui allait couler. Orchidée alla s’asseoir près d’elle et prit sa main dans les siennes :

— Je voudrais que vous sachiez que je ne suis pas une ingrate et que j’aimerais vivre auprès de vous comme le doit une belle-fille de ma race auprès de la mère de son époux, afin de vous entourer et de vous servir…

— Servir ? Je n’aime pas ce mot, Orchidée.

— Vous connaissez nos coutumes et vous savez aussi que le service peut être un simple et naturel témoignage d’affection lorsqu’il arrive que le devoir et le sentiment sont d’accord. Cependant je n’ai pas le droit d’accepter la vie douce que vous m’offrez car mon âme n’y trouverait pas la paix. Il me reste deux tâches à remplir avant de songer à moi.

— Lesquelles ? demanda Antoine.

— D’abord apprendre qui a tué mon mari et en tirer vengeance…

— Je vous arrête tout de suite, Orchidée. Ceci n’est pas votre affaire mais celle de la police. Elle s’en occupe et vous pouvez faire confiance au commissaire Langevin. C’est un homme habile qui ne lâche jamais prise. Quant à la vengeance, ce n’est pas vous qui devez l’exercer mais le bourreau.

— Votre justice ne l’appelle pas toujours. La mienne ne connaît pas le pardon. Lorsqu’il sera découvert, le coupable devra payer de sa vie.

Elle s’était levée et, les mains au fond des manches de sa robe, elle marcha vers l’une des fenêtres pour regarder au-dehors. Ce faisant, elle sembla, aux yeux de ceux qui la regardaient, sortir du présent et rejoindre l’âme du lointain et implacable pays où elle avait vu le jour. Agathe et Antoine sentirent qu’elle leur échappait ainsi qu’à toute logique occidentale. Ils en eurent la certitude lorsque Antoine demanda :

— Quel est votre second devoir ?

— Retourner auprès de ma souveraine pour tenter de guérir en son cœur généreux la blessure causée par mon abandon. Les dieux m’ont enlevé l’homme que j’aimais et que j’ai suivi jusqu’ici. Leur message est clair je dois aller demander mon pardon.

— Êtes-vous sûre qu’elle vous l’accordera ? Ts’eu-hi est impitoyable, cruelle et rancunière. Elle peut vous envoyer à la mort.

— Je sais, mais il en sera comme elle l’aura décidé. La mort est sans importance pour moi. J’avoue cependant que j’espérais, en lui apportant un objet auquel elle tient, adoucir son courroux et lui faire souvenir que je n’ai pas cessé de lui vouer respect et… obéissance. Seulement, cet objet, je ne l’ai plus…

— En effet. Hier, il décorait fort joliment le bureau du commissaire… Ne regrettez rien ! Songez uniquement que Langevin aurait pu vous arrêter pour vol…

Orchidée ne répondit pas. Une gêne s’établit alors entre les trois personnages mais on servit le déjeuner et, tant qu’il dura, on ne parla que de choses sans conséquence. Mme Lecourt s’efforçait de mieux connaître cet homme qu’elle avait d’abord si mal traité mais qu’elle jugeait à présent plus qu’intéressant. Cet attrait nouveau apaisait un peu la déception causée par l’attitude d’Orchidée. Elle espérait se l’attacher, et voilà que la femme de son fils ne songeait qu’à repartir pour retrouver une vieille impératrice dont le premier geste serait peut-être de la jeter en prison. Elle découvrait aussi qu’en dépit des années passées là-bas, il lui était toujours impossible de pénétrer les méandres de l’âme mandchoue. C’était affreusement affligeant.