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Néanmoins, en se couchant, vers minuit, Antoine se sentit un peu rassuré. Lartigue était habile, prudent et discret lorsqu’il le fallait. En outre, cette histoire de portrait étant destinée uniquement à cacher une mission beaucoup plus occulte, il espérait bien ne pas s’attarder trop longtemps sous le ciel de Castille… Demain, avant de partir, il téléphonerait à Mme Lecourt et à Orchidée pour les saluer et annoncer une courte absence.

Malgré cela, il ne réussit pas à fermer l’œil de toute la nuit. S’il arrivait quelque chose à Orchidée, il ne se le pardonnerait jamais…

CHAPITRE VII

LES GENS DE L’AVENUE VELAZQUEZ

L’étude de Me Dubois-Longuet, notaire boulevard Haussmann, était un modèle du genre : bureaux clairs et bien rangés fleurant l’encaustique, équipés de machines à écrire du type le plus récent et occupés par un personnel tiré à quatre épingles. Quant au cabinet du tabellion, il offrait avec ses confortables meubles anglais, son tapis épais et ses grands rideaux de velours vert une ambiance feutrée tout à fait propre à mettre le client en confiance, à établir des liens cordiaux avec les gens de bien, à impressionner les aigrefins et, enfin, à apporter l’apaisement d’un cadre ouaté lors de certaines lectures de testaments plus ou moins houleuses. Il y avait même, derrière les portes d’un cabinet ancien, tout ce qu’il fallait pour venir à bout d’un évanouissement ou pour célébrer un accord, une affaire réussie. Me Dubois-Longuet lui-même, avec ses jaquettes toujours admirablement coupées, ses manchettes et ses cols à coins cassés d’une éclatante blancheur, sa chaîne de montre en or, offrait une image de prospérité rassurante qu’il renforçait en laissant tomber négligemment dans la conversation que son étude, affaire de famille s’il en fut, remontait à Louis XV. Au physique, c’était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et fort, pourvu d’un sourire aimable, de jolis yeux noisette et de ce teint légèrement fleuri qui est l’apanage d’un bon vivant.

Il connaissait déjà Mme Blanchard pour l’avoir rencontrée chez elle le jour où Édouard, désireux de le présenter à sa femme « en cas de besoin », l’avait invité à déjeuner. Il en gardait un grand souvenir car, fort amateur de beauté féminine, il fut charmé par celle de la jeune femme et trouva, pour l’en complimenter, une ou deux jolies phrases tirées de l’épais dictionnaire des citations qu’il s’était composé depuis l’adolescence.

Cependant, il n’en fut pas moins impressionné lorsqu’elle pénétra dans son cabinet et releva le voile qui tombait de son chapeau. Le visage qu’il découvrit n’était plus celui de la souriante et exquise hôtesse des jours heureux mais celui, impénétrable et froid, d’une altesse asiatique venue chez lui pour accomplir une corvée. Son salut, lorsqu’il s’inclina sur sa main, s’en ressentit et fut plus profond que d’habitude.

— Vous avez désiré me voir, Maître ? dit Orchidée.

— En effet. N’est-il pas temps, Madame, que vous preniez connaissance des dispositions testamentaires prises par votre mari ? Et puisqu’à présent plus rien ne s’y oppose… Voulez-vous prendre place ? ajouta-t-il en désignant un grand fauteuil d’acajou et de cuir disposé en face de son bureau.

Elle s’y posa dans l’attitude qui lui était coutumière tandis que, pour meubler le silence qu’elle lui imposait, le notaire parlait, parlait tout en faisant mine de chercher sur sa table un dossier dont il savait parfaitement où il se trouvait :

— Il ressort de ce testament, ajouta-t-il en tapant de son index replié sur le cahier de feuilles, que vous vous trouvez seule et unique héritière des biens de feu Édouard Blanchard, votre époux regretté. Des biens qui, croyez-moi, ne sont pas négligeables…

— Vraiment ? fit la jeune femme avec indifférence. J’avoue que vous me surprenez. En m’épousant, mon cher Édouard a dû renoncer à sa carrière de diplomate. D’autre part, ses parents ont coupé toute relation avec lui et, si nous vivions de façon aisée, j’ai toujours su qu’il s’agissait d’une rente venant de l’héritage d’une tante et qui devait s’éteindre au cas où il viendrait à disparaître…

En dépit de l’expression sévère de sa visiteuse, Me Dubois-Longuet se permit un sourire :

— Dans ce cas, fit-il, je ne vois pas pourquoi votre époux se serait donné la peine de faire son testament. Sa mémoire me pardonnera de vous dire aujourd’hui que rien de tout cela n’est vrai. Il le voulait ainsi, d’ailleurs…

— Je ne comprends pas.

— Il n’y a jamais eu de tante généreuse. Les biens dont disposait votre mari – et qui vont être vôtres à présent – lui ont été laissés, peu après votre mariage et sans que Mme Henri Blanchard, votre belle-mère, en sache rien, par M. Henri Blanchard, son père…

L’impassibilité d’Orchidée ne résista pas à cette étonnante nouvelle :

— Son père ?… Et après notre mariage ? Voyons, Maître, Édouard a été renié par les siens et…

— Pas par tous. Il est bien évident que votre belle-mère régente et domine son mari mais moins qu’elle le croit. Ainsi, dès avant votre arrivée en France, j’ai reçu la visite de M. Blanchard père qui, entre mes mains, a fait donation à son fils Édouard d’une partie de sa fortune personnelle en actions, titres et obligations destinés à lui assurer un confortable revenu. Par ailleurs, il lui a fait don de la maison de l’avenue Velazquez où vous occupez un appartement. Tout ceci vous revient de par la volonté expresse de votre mari…

— Maître, Maître ! Je comprends de moins en moins. Vous voulez dire que M. Blanchard ne condamnait pas vraiment notre mariage ?

— Il ne m’a pas confié le fond de sa pensée à ce sujet. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il aimait profondément son fils aîné et ne supportait pas l’idée qu’il pût être réduit à la misère pour avoir écouté son cœur.

— Mais… sa femme ? Je veux dire Mme Blanchard ?

— A tout ignoré de cela et l’ignore peut-être encore-bien que j’en doute.

— Pourquoi ?

— Dès son arrivée ici, M. Étienne Blanchard m’a rendu visite afin d’obtenir des renseignements touchant la succession de son frère. Renseignements qu’il m’était interdit de lui fournir tant que le commissaire Langevin ne m’en donnait pas l’autorisation. Néanmoins, les questions qu’il posait laissaient supposer qu’il savait quelque chose des générosités de son père envers son frère…

— Un instant, Maître ! M. Blanchard père est toujours en vie, que je sache ?

— En effet. Bien qu’assez souffrant depuis quelque temps.

— Ne peut-il, dès l’instant où son fils n’est plus en mesure de jouir de ces biens, reprendre sa donation ?

— Cela me paraît difficile car son intention m’a été exprimée très clairement : tout devait revenir, en cas de disparition de M. Édouard, à ses héritiers directs : donc vous-même puisque vous n’avez pas d’enfants. Je ne dis pas, notez-le bien, que l’on ne pourrait pas plaider et attaquer le testament de votre époux mais je n’y crois guère.

— Moi je n’en suis pas si sûre. Vous venez de prononcer le mot « enfants » et par malheur les dieux ne m’en ont pas accordé. Ces gens feront tout pour reprendre leur fortune et je ne m’y opposerai pas. Il m’est désagréable de leur devoir quelque chose.

— Permettez-moi de vous dire que c’est stupide et que votre époux serait navré de vous entendre parler ainsi car il vous voulait heureuse et exempte de tout souci.

— Je suis certaine que vous dites vrai mais que se serait-il passé si j’avais été jugée et condamnée ?