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— Que voulez-vous dire ?

— Oh rien !… Une idée qui vient de me traverser l’esprit et qu’il me faut tourner et retourner plusieurs fois avant de songer à l’exprimer… C’est sans doute une folie…

— Alors je n’insiste pas, fit Orchidée avec un sourire. À présent dites-moi pourquoi vous étiez si contrariée lorsque je suis arrivée ?

— Il y a de quoi. J’ai reçu un télégramme de Romuald : il y a eu chez moi un incendie, ou tout au moins un début qui n’a fait que des dégâts matériels. Il n’en faut pas moins pour que je prenne le train ce soir. J’espère que vous m’accompagnerez puisque vos affaires sont en ordre ?

— Non. Pardonnez-moi mais je préfère rester ici ! Je suis navrée de ce qui vous arrive et heureuse que ce ne soit pas trop grave mais, de toute façon, vous ne sauriez que faire de moi au milieu de tout cela. Par ailleurs il me reste à régler ici certaines affaires. Je vais reprendre possession de mon appartement et j’avoue… que cela me fait grand plaisir.

Écho naturel du notaire, la Générale s’exclama qu’une jeune femme ne pouvait y rester seule. Orchidée alors mentit en affirmant que Me Dubois-Longuet se chargeait de lui trouver du personnel.

— Ce qui me permettra de vous accueillir convenablement lorsque vous reviendrez, dit-elle avec un enjouement qu’elle n’éprouvait pas vraiment. Car j’espère bien que vous reviendrez et qu’alors vous me ferez l’amitié de descendre chez moi.

— Je préférerais de beaucoup ne pas vous quitter ! grogna Mme Lecourt. Je n’aime pas l’idée de vous savoir seule à Paris.

— Je ne serai pas seule. Il y a Antoine…

— Justement non : il n’y a pas Antoine ! Il a téléphoné tout à l’heure pour dire qu’il devait s’absenter de Paris pour quelques jours. Soyez raisonnable, Orchidée, et venez à Marseille ! Nous n’y resterons pas longtemps : juste ce qu’il faut pour voir l’assurance et ordonner les travaux.

— N’insistez pas, je vous en prie ! Je… je voudrais me reposer un peu. Trop de voyages sur trop d’émotions ! Partez sans inquiétude : je suis certaine que le commissaire Langevin s’occupe de moi.

— Pourquoi le ferait-il ? Vous êtes lavée de tout soupçon.

— Sans doute mais, à vous dire la vérité, je ne me fie guère à son air de bon chrétien. Un autre meurtre a été commis et il ne peut pas s’en désintéresser. Je suis certaine que ma maison est et sera surveillée. D’autre part, Me Dubois-Longuet s’est mis à mon entière disposition… Je n’ai rien à craindre et je vous supplie de prendre votre train sans arrière-pensée. Je vais rester dans cet hôtel jusqu’à demain puis je rentrerai chez moi. Voulez-vous le numéro de téléphone ?

— Je l’ai déjà ! fit la Générale boudeuse.

Et comme la jeune femme s’étonnait, elle avoua qu’elle s’était arrangée pour se le procurer et qu’il lui était arrivé, à deux ou trois reprises, d’appeler en feignant de se tromper de numéro pour le seul plaisir d’entendre la voix de son fils…

Cet aveu candide toucha Orchidée. Elle entoura de son bras les épaules de sa vieille amie et l’embrassa.

— Je vous aime beaucoup et je suis sûre qu’Édouard aurait été heureux de savoir que vous êtes sa mère : il vous aurait aimée… Maintenant, il ne faut pas que vous soyez triste ! Je suis certaine que nous nous retrouverons bientôt…

— Quelques jours et je reviens ! Mais vous prendrez bien soin de vous ?

— Vous pouvez en être sûre…

Pendant ce temps, Jules Fromentin, concierge de l’immeuble Blanchard avenue Velazquez, vivait dans une terreur incessante depuis qu’en allant, aux petites heures du jour, balayer la neige sur son trottoir il était tombé sur le cadavre de Lucien Mouret. Un cadavre tellement horrible que Jules, oubliant tout respect humain, dut restituer son café au lait et ses tartines de pain d’épice au caniveau voisin. Il y eut à nouveau la police et ses questions auxquelles il ne pouvait répondre que ce qu’il savait : Mouret était parti l’avant-veille pour aller faire une manille dans un bistrot de la place des Ternes et on ne l’avait pas revu. Même que sa femme était très inquiète. Et puis, comble d’horreur, ladite femme, mise en présence de l’affreuse chose, s’était mise à hurler, à hurler comme une sirène de bateau sans qu’on puisse la faire taire. Il avait fallu la bâillonner et la maîtriser pour l’obliger à monter dans l’ambulance.

Ce sont de ces choses qui ne s’oublient pas facilement surtout quand on se retrouve seul, la nuit, dans sa loge avec autour le grand silence des rues enneigées qui étouffe le bruit des pas et même le roulement des voitures. S’il n’y avait pas eu les locataires du second étage – le baron et la baronne de Grandlieu presque aussi sourds l’un que l’autre – et leurs domestiques, Jules se serait enfui en courant pour retrouver son Loir-et-Cher natal. Seulement, un départ aussi soudain eût éveillé très certainement les soupçons de la police, et Jules craignait déjà comme le feu que ses relations avec le vieil homme, bien fugitives pourtant, vinssent aux oreilles de cet inspecteur Pinson…

C’était environ six mois plus tôt. Un soir d’été, alors qu’il rentrait chez lui après avoir fumé une pipe devant la porte en prenant le frais, quelqu’un l’avait abordé : un vieux monsieur, bien habillé, dont le visage ridé s’abritait sous un panama. Un visage visiblement venu au monde quelque part en Chine.

D’abord inquiet, le concierge s’apprivoisa vite. Le personnage était d’une exquise courtoisie et semblait très triste. Il ne se fit d’ailleurs pas prier pour confier à Fromentin la raison de cette tristesse : il était l’oncle de la jeune Mme Blanchard mais celle-ci refusait de le recevoir et même de lui parler. Le vieux monsieur s’en montrait désolé et attribuait cette attitude à la crainte de déplaire au mari. Alors, il venait demander un service : l’aimable gardien de la maison consentirait-il à l’avertir au cas où M. Blanchard aurait à quitter Paris sans sa femme… voyage d’affaires ou autre ? Lui-même était prêt à rétribuer généreusement cette petite faveur ; il suffirait de téléphoner à certain numéro.

La rétribution en question apparaissait déjà au bout de ses doigts gantés de suède fin : quelques pièces d’or qui brillèrent sous la lumière jaune de la suspension et firent monter le sang à la tête du concierge. Seulement, comme il était plutôt honnête, il déclara qu’il y avait peu de chances de voir M. Édouard partir sans sa femme : ils venaient justement de s’embarquer pour l’Amérique et l’on ne savait quand ils rentreraient. D’ailleurs, ils ne se quittaient jamais : c’était un couple comme on n’en faisait plus.

— Je suis venu de loin et j’ai la patience de mon âge, répliqua le vieux Chinois. Rien ne presse. Je saurai attendre mais tout ce que je vous demande c’est de m’avertir quand cela se produira. Il y aura toujours quelqu’un au bout du téléphone pour vous répondre. Voulez-vous me promettre de le faire, pour moi ?

Fromentin promit. C’était si peu de chose ! Il reçut aussitôt les pièces qui le tentaient tellement, et s’entendit assurer qu’il en recevrait autant lorsque le vieil homme pourrait venir embrasser enfin une nièce qu’il aimait tendrement et tâcher de reprendre avec elle de bonnes relations.

Édouard Blanchard parti pour Nice, le concierge alla téléphoner mais ne vit pas venir le vieux monsieur. Par contre, un commissionnaire vint déposer à son adresse un petit paquet contenant ce qu’on lui avait promis. Pensant que son correspondant était peut-être souffrant, il retéléphona mais personne ne répondit. Et puis vint la catastrophe : le cadavre de M. Blanchard découvert chez lui, assassiné apparemment par sa femme. En même temps, Fromentin recevait un mot mystérieux disant à peu près ceci : « Si vous déclarez à la police que Blanchard était parti en voyage, vous êtes un homme mort. » Alors, incapable de comprendre quoi que ce soit à une situation qui le dépassait, il choisit le silence qu’on lui recommandait de façon si brutale. Quand on vint l’interroger, il n’avait rien vu, rien entendu, il ne savait rien. Et comme Pinson s’étonnait sur le mode dubitatif qu’il n’eût même pas remarqué le retour nocturne du défunt, il déclara que M. Blanchard avait sa clef et que, d’ailleurs, lui-même sujet aux insomnies, avait l’habitude de prendre, le soir, « un petit quelque chose pour dormir ». En fait, le « petit quelque chose » provenait en droite ligne d’une bonne rhumerie martiniquaise.