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— Tante m’a dit que Madame venait d’avoir un gros chagrin, dit-elle simplement. Je ne ferai pas de bruit et je ne gênerai pas Madame.

C’était agréable à entendre, et Orchidée sourit sans arrière-pensée à cette bonne volonté qui s’offrait et qui allait la changer tellement des raideurs vaguement méprisantes de Gertrude. Elle écrivit aussitôt un mot de remerciement destiné à la baronne qu’elle remit à Noémie avec les clefs dont sa nouvelle servante aurait besoin.

Ce petit intermède fit du bien à la solitaire et conforta cette espèce de bien-être qu’elle éprouvait depuis un moment. Elle découvrait que tout ne lui était pas hostile et que des voisins, avec lesquels cependant elle et son époux n’entretenaient que des relations de pure courtoisie, pouvaient se soucier d’elle, de sa solitude et de son chagrin. C’était peu de chose et c’était beaucoup.

La fin de cette journée, Orchidée la passa dans le grand bureau-bibliothèque, assise à la table d’Édouard, dans le fauteuil d’Édouard, à caresser les cuirs et les bronzes des objets familiers, à essayer de rappeler ce que, pourtant, elle savait bien être à jamais enfui. Elle pleura aussi, longtemps, la tête reposant sur ses bras croisés, mais curieusement ce flot de larmes retrempa son courage. Elle laissa le temps couler sur elle, les ombres du crépuscule s’emparer peu à peu de la pièce où, à bout de pleurs, elle finit tout simplement par s’endormir. Lorsqu’elle s’éveilla, il était trop tard pour exécuter la seconde partie du programme qu’elle s’était tout d’abord fixé pour ce jour-là : se rendre à l’hôpital de la Salpêtrière pour voir Gertrude et tenter d’en tirer quelque chose.

Alors, elle ferma soigneusement toutes les issues de l’appartement, alla se refaire du thé, glissa son revolver sous son oreiller et, enfin, se déshabilla et se coucha sans même prendre la peine de faire un tour par la salle de bains. Le temps n’était plus des tendres préparatifs où chaque soir elle s’ingéniait à se faire plus belle et plus attirante pour le plaisir de l’homme aimé.

À peu près à la même heure, Jules Fromentin, qui s’apprêtait à se barricader chez lui afin d’y célébrer Bacchus tout à son aise, ouvrait sa fenêtre pour enjoindre à son chat de regagner son coussin quand, aux lieu et place de Dagobert, une tête ornée d’un grand sourire et couronnée d’une double auréole de cheveux frisés et d’un chapeau en feutre s’encadra dans la fenêtre :

— Bonsoir Monsieur Fromentin ! fit l’apparition. Comment vous portez-vous ?

Le gémissement de terreur que la vue de ce visage étranger déclencha s’acheva en un horrible gargouillis accompagné d’une tentative désespérée de refermer le vitrage. Tentative dérisoire vouée à l’échec : le héros capable d’empêcher Robert Lartigue d’entrer quelque part lorsqu’il l’avait décidé était encore à naître : un rétablissement amena ses pieds à la place de sa tête et il n’eut plus qu’à se laisser glisser dans la loge tandis que le concierge reculant jusqu’au mur du fond s’efforçait d’y disparaître :

— Ne me dites pas que je vous fais peur ? fit le journaliste d’un ton de douloureuse incrédulité. Vous seriez bien le premier. Et d’ailleurs vous me connaissez…

— Moi ?… Je… je vous connais ?

— Naturellement ! Se peut-il que vous ne m’ayez pas distingué dans la foule de journalistes qui ont assiégé cette maison depuis quinze jours ? Robert Lartigue… du Matin ? Vous me remettez ?

— je… non, pas vraiment !… Qu’est-ce que vous voulez ? chevrota le concierge.

— Causer, tout simplement ! Et de façon aussi agréable que possible, ajouta-t-il en tirant d’une de ses vastes poches un flacon poudreux qui arracha une lueur d’intérêt à son interlocuteur malgré lui. Vous avez bien deux verres, j’imagine ?

C’était là un langage propre à séduire et à rassurer Jules. Le nouveau venu lui fut tout de suite sympathique et d’autant plus que Dagobert, rentré lui aussi, s’en alla d’un pas royal faire quelques frais au journaliste. Un moment plus tard, tous trois étaient attablés – le chat couché entre les deux hommes –, en train d’apprécier la saveur d’un vieux Jamaïque en bavardant de tout et de rien. Prudent, Lartigue attendait que l’alcool eût fait son effet pour aborder le sujet qui l’amenait.

Bientôt, attendri par tant de succulence, Jules commença à s’épancher. Les yeux candides de son vis-à-vis avaient quelque chose de rassurant et il ne vit aucun inconvénient à lui avouer qu’il mourait de peur au poste avancé qui était le sien. Avec des sanglots dans la voix il décrivit par le menu l’image qui le hantait : celle du cadavre de Lucien, et il le fit avec un tel luxe de détails que le journaliste qui ne faisait que tremper ses lèvres dans le rhum jugea utile d’en avaler une bonne gorgée : il n’aurait jamais imaginé qu’un pipelet pouvait posséder une telle puissance d’évocation. Il ferait un malheur au théâtre du Grand-Guignol !…

— Quand la nuit tombe… et que je pense qu’il pourrait m’en arriver autant, je dois me forcer pour rester ici…

— Vous n’avez aucune raison d’avoir la frousse. Vous n’êtes en rien mêlé à tout ça et l’assassin ou les assassins, quels qu’ils soient, ne vont tout de même pas trucider toute la maison ?

— Oui… mais moi c’est pas pareil ! Moi, j’ai causé avec…

Un petit déclic se produisit dans l’esprit du reporter. Il sentit qu’il approchait de quelque chose.

— Avec qui ? demanda-t-il doucement.

L’autre le regarda avec effroi et se referma comme une huître mais, son verre étant à peu près vide, Lartigue se hâta de le lui remplir :

— Buvez ! conseilla-t-il, paternel. Y a pas mieux pour oublier les mauvais souvenirs.

— Ça c’est bien vrai !… Et notez… hic !… que je commençais à me faire une raison… quand… hic !… quand elle est rentrée.

— Qui ça ?

— Elle, bien sûr… la… la princesse… hic !… chinoise. Vous voyez pas que tout… recommence ?

— Tout quoi ?

La main du journaliste tenait fermement la bouteille, prête à toute éventualité. Elle se hâta d’ailleurs de rajouter de l’alcool ambré au fur et à mesure qu’il disparaissait dans le gosier de son hôte dont les yeux commençaient à papilloter. Signe inquiétant : si le concierge s’endormait il ne parlerait pas.

— Tout quoi ? répéta-t-il plus fort.

— Ben… tout l’reste ! Sûr et certain qu’le vieux Chinois va revenir !… À moins qu’y soit mort… hic !… lui aussi ! Dieu c’que j’ai soif !… Encore un peu d’rhum si vous plaît !

— Dans un instant. Parlez-moi du vieux Chinois ! Je me demande si je ne le connais pas. J’en ai justement rencontré un il n’y a pas longtemps, mentit Lartigue avec aplomb. Vous savez son nom ?

Fromentin parut faire un terrible effort de mémoire et finalement accoucha :

— Wu !. M’a dit qu’y s’appelait Wu !

— Ça pourrait bien être ça. Et… il était comment ?

L’ivresse grandissante faisait disparaître la peur. En quelques phrases hachées, le journaliste obtint une description assez complète du personnage puis le concierge se tut, contemplant avec affliction son verre vide où Lartigue versa deux doigts tout de suite avalés :

— C’est tout à fait ça ! approuva-t-il. Un homme charmant. Et vous êtes devenus amis ?

— Presque… Il voulait juste un petit service…

Cette fois c’était parti. Il ne fallut qu’un peu plus de rhum pour que Jules racontât sa rencontre avec le vieil homme, sa promesse et ce qui s’en était suivi. Tout sauf les pièces d’or car, en dépit d’un état d’ébriété avancé, son profond amour de l’argent lui faisait retenir instinctivement ce genre de confidences. Lartigue se douta qu’il n’avait pas fait cela pour rien mais se garda bien de le pousser dans ses derniers retranchements.