Avant d’aller rejoindre son visiteur, Orchidée s’attarda encore un instant devant la petite déesse qui, debout sur une fleur de lotus, souriait mystérieusement. La visite du commissaire ou de l’inspecteur – ce ne pouvait être que l’un ou l’autre – était-elle une réponse à sa prière ? Habituée dès l’enfance à observer les présages et les signes, l’ancienne favorite de Ts’eu-hi n’était pas loin de le penser.
Debout au milieu du salon, les mains nouées derrière le dos, Langevin contemplait le portrait d’Orchidée peint par Antoine Laurens en pensant qu’il était plein d’enseignements pour qui savait regarder : sous la douceur de velours de ce visage lisse et pur, un observateur attentif pouvait déceler la fierté, le courage, une obstination qui ne cédait pas volontiers et aussi quelque chose d’autre assez indéfinissable. Le léger sourire qu’entrouvraient à peine les belles lèvres rondes était à lui seul une énigme.
Ce n’était pas la première fois que le policier voyait ce tableau dont la Presse avait donné des reproductions, mais plus il le regardait et moins il parvenait à en trouver la clef, ce qui ne laissait pas de l’irriter quelque peu : « Je dois être moins psychologue que je ne le croyais », pensa-t-il. Ou alors je vieillis…
La porte en s’ouvrant mit fin à sa rêverie et il eut l’impression que la femme du portrait venait de sortir de son cadre. Ce qu’il avait en face de lui ce n’était plus la jeune veuve méfiante, irritable et infiniment lasse que Pinson lui avait ramenée un matin de Marseille. C’était à nouveau une altesse consciente de son rang et que la longue robe mandchoue en satin noir brodé d’or remettait à sa vraie place. Tout comme lui-même :
— Bonsoir, Monsieur le Commissaire ! dit-elle de sa voix douce et chaude. Je ne m’attendais pas à votre visite… Voulez-vous prendre place ? ajouta-t-elle en désignant un fauteuil dans lequel il se carra comme si, tout à coup, il éprouvait le besoin de se sentir appuyé sur quelque chose de stable.
— Vous deviez bien vous attendre à avoir de mes nouvelles ? fit-il. À présent dites-moi tout !
— Tout quoi ?
— Ce qui s’est passé à l’hôpital. L’inspecteur Pinson…
— … qui me suivait.
— … qui vous suivait m’a raconté que vous avez pu voir la femme Mouret avant qu’elle ne meure.
— Elle est morte ?
— Juste au moment où j’arrivais à son chevet. Les gens de l’hôpital m’ont appris qu’elle vous avait dit quelques mots qu’ils n’ont pas compris d’ailleurs. Ce sont ces mots-là que je veux !
— Je n’ai pas compris mieux qu’eux. À part « la Chinoise » et l’intonation haineuse, je n’ai rien saisi d’intelligible si ce n’est peut-être le mot « tout », mais les gens qui s’efforçaient de la soigner en ont entendu autant que moi.
— Ils admettent qu’ils n’ont pas fait attention. Il y avait cette mourante qu’il fallait essayer de sauver et vous qui les gêniez.
— Je suis partie aussitôt et j’ai prévenu M. Pinson. Par contre, ce que j’aimerais savoir c’est qui est la femme âgée qui lui a rendu visite et, selon toute vraisemblance, apporté des chocolats ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? On m’a parlé d’une vieille femme de petite taille, vêtue de noir et coiffée d’un fichu. Une infirmière m’a dit qu’elle avait l’accent corse. Maigre résultat comme vous voyez ! On en apprendra peut-être davantage en faisant analyser les chocolats qui restent dans la boîte. Une belle boîte d’ailleurs, en velours, mais dont on a gratté, à l’intérieur du couvercle, le nom du confiseur… À quoi pensez-vous ?
— Je me demande… Qu’est-ce que c’est l’accent corse ?
— En voilà une question ?
— Essayez d’y répondre ! J’aurai peut-être quelque chose à vous dire.
— Comme c’est facile !
Néanmoins, Langevin fit de son mieux pour donner à la jeune femme une idée de ce que cela pouvait être.
Pour la première fois, il l’entendit rire en abritant sa bouche derrière sa main comme le voulait le bon ton chinois. Conscient d’ailleurs d’avoir obtenu un effet assez comique, il ne s’en formalisa pas :
— Mes collègues marseillais s’en tireraient beaucoup mieux que moi, constata-t-il avec l’ombre d’un sourire. À présent, j’écoute ce que vous pourriez avoir à me dire ?
Orchidée s’exécuta et raconta l’agression dont elle avait été victime en sortant de la Salpêtrière et de quelle manière elle avait pu y échapper. Langevin l’écouta sans cacher son intérêt ni d’ailleurs sa stupeur quand elle expliqua comment elle s’y était prise pour récupérer sa liberté.
— Ne me dites pas que vous avez appris la boxe ? s’écria-t-il quand la jeune femme en eut terminé.
— Vous voulez dire avec les gros gants ? Oh non ! mais ceux que vous avez appelés les Boxers pratiquaient des exercices corporels, assez acrobatiques et puisés dans l’enseignement des bonzes serviteurs du Seigneur Bouddha, dont vous savez peut-être qu’il interdit de se servir des armes et d’anéantir toute vie, fût-ce celle d’un insecte…
— Vous ne prétendez pas me faire croire que les Boxers ne devaient pas tuer ? Qu’ont-ils fait alors ?
— Ils n’ont jamais été les serviteurs du Seigneur Bouddha, mais certains d’entre eux ont propagé cette méthode de lutte cependant que d’autres se faisaient initier à ce que les samouraïs japonais appellent le jiu-jitsu. Toutes les méthodes leur semblaient bonnes pour combattre les armes des étrangers et parvenir à les chasser de l’empire céleste, ajouta Orchidée d’une voix encore plus douce.
— Et vous avez appris cela ? fit le policier suffoqué. Est-ce donc normal chez vous pour une jeune dame de haute naissance ?
— Non, mais autrefois j’enviais la vie des jeunes hommes et notre divine impératrice s’en amusait. Elle m’a fait enseigner lorsque j’étais enfant. C’est une sorte de… gymnastique comme vous dites ici.
Il y eut un petit silence que le commissaire rompit au bout d’un instant en toussotant :
— Hum, hum !… vous ennuierait-il de me donner un petit échantillon de votre savoir-faire ?
Ce fut au tour d’Orchidée d’être surprise, voire un peu gênée :
— C’est que… je ne voudrais pas… vous offenser.
— Vous n’avez rien à craindre puisque c’est moi qui vous le demande, dit Langevin, intimement persuadé que cette exquise créature était en train de le mener en bateau et que le mieux était de la mettre au pied du mur.
— Dans ce cas, si vous voulez bien vous lever…
Elle en fit autant, s’inclina devant lui avec une grande politesse puis s’empara de son bras. L’instant suivant le commissaire principal Langevin, de la Sûreté Générale, se retrouvait étalé de tout son long sur le tapis sans avoir compris un instant ce qui venait de lui arriver. Penchée sur lui, Orchidée lui tendait une main secourable :
— J’espère que je ne vous ai pas fait mal ? s’inquiéta-t-elle avec une sollicitude qui n’était pas feinte bien qu’elle ne fût pas mécontente de lui montrer de quoi elle était capable.
Quelques secondes plus tard, réinstallé dans son fauteuil, il recevait de son charmant vainqueur un verre de vieux porto destiné à lui remettre tout à fait les idées en place et l’acceptait sans fausse honte :
— Mes félicitations bien sincères ! dit-il en levant son verre. Votre époux était-il au courant de vos… talents ?
— Oui. Cela l’amusait lui aussi mais je n’ai jamais voulu me mesurer avec lui. Il était très agile, très fort et il était mon seigneur !
Le respect qui vibrait dans sa voix n’était pas feint et le policier n’insista pas :