— Revenons à vos assaillants. Pourriez-vous me les décrire ?
— Il faisait déjà sombre. En outre, ils portaient des chapeaux à grands bords mais je peux essayer… Toujours est-il que c’est bien l’accent corse qu’ils avaient.
Tandis qu’elle s’efforçait à une description aussi exacte que possible, Langevin se sentait perdre pied. Une tribu corse à présent ! Comme s’il n’y avait pas assez, dans cette histoire, de la fameuse Pivoine, de ses Chinois et d’un couple de serviteurs qui, pour être défunts, n’en étaient pas moins sujets à caution ! Quel rapport pouvait-il y avoir entre tous ces gens ? En tout cas, une chose était certaine : la veuve de Blanchard était plus en danger encore qu’il ne le croyait et il en venait à éprouver quelque remords. Ne lui avait-il pas rendu une liberté pleine et entière afin qu’elle pût lui servir d’appât ? Même si elle était capable de se défendre – et elle venait de lui en administrer la preuve –, il supportait mal, à présent, l’idée qu’une femme aussi belle pût risquer de finir comme Gertrude Mouret ou, pis encore, comme Lucien :
— Je regrette, dit-il enfin, de vous avoir permis de revenir dans cet appartement. Vous n’y êtes pas en sécurité.
— J’y suis chez moi et c’est le seul endroit où je me trouve bien…
— Peut-être, mais vous y êtes seule. Où couche la gamine qui m’a ouvert la porte ? Près de vous ?
— Non. Au dernier étage comme tous les autres domestiques de la maison.
— De plus, elle ne serait pas d’un grand secours ! Je vais vous envoyer Pinson. Il est un peu encombrant mais vous trouverez bien un coin où le mettre. Sur ce canapé par exemple… à moins que vous ne préfériez quelqu’un d’autre ? Vous ne vous êtes jamais très bien entendus tous les deux ?
— Ni lui ni personne…
— Pourquoi ?
Les paupières de la jeune femme qu’elle tenait toujours à demi baissées se relevèrent et elle posa ses énormes yeux sombres moirés d’or sur ceux du commissaire qui eut l’impression de plonger dans un grand lac tranquille :
— Je ne suis pas sûre que vous puissiez comprendre.
— Essayez toujours ! fit Langevin vexé.
— C’est un peu difficile à expliquer… Je pense que, si je veux arriver à démasquer le meurtrier de mon mari, c’est ici que j’ai les meilleures chances… et seule !
S’il était une chose dont Langevin avait horreur, c’est que l’on mît en doute ses compétences et que l’on prétendît se substituer à lui :
— Vous êtes folle ! s’écria-t-il en oubliant totalement pourquoi il l’avait laissée rentrer. Retrouver un assassin c’est mon travail. Pas le vôtre ! Et si vous entendez concocter une petite vengeance à la mode de chez vous, je ne marche pas ! Il vous faut respecter les lois de ce pays. Si vous passez outre, vous vous mettrez dans votre tort.
— Ce qui veut dire ?
— Que si vous vous trouvez confrontée à l’assassin et le tuez comme vous y songez très certainement, vous devrez répondre de ce geste devant la Justice. Vous risquez d’être arrêtée…
— Cela m’est déjà arrivé. Je n’ai pas très peur.
— Ne me faites pas regretter de ne pas vous avoir fait mettre en prison dès le matin du crime !
Puis, voyant qu’il ne parvenait pas à l’ébranler, il changea de tactique :
— Madame, fit-il avec lassitude, je suis moins ignorant de ce qui touche la Chine que vous ne le pensez. Il m’est arrivé de lire des récits de voyageurs et aussi, parfois, des pensées ou même des poèmes. Il y a une phrase d’un de vos sages – par exemple, je ne saurais vous dire de qui elle est ! – que je n’ai jamais oubliée. Cet homme a écrit quelque part : « L’eau ne reste pas plus sur les montagnes que la vengeance sur un grand cœur… » et je vous crois un grand cœur.
— Je ne connaissais pas cette pensée, murmura Orchidée plutôt surprise d’une pareille érudition, mais je vais l’examiner…
— Ailleurs qu’ici ! Tenez, allez donc rejoindre ce vieux dragon de Générale ! Je préviendrai Marseille et vous serez protégée.
— J’ai dit que je réfléchirais, Monsieur le Commissaire. Laissez-m’en au moins le temps ! Et, ajouta-t-elle, puisque vous faites aux sages de mon pays l’honneur de les lire et de les apprécier, avez-vous déjà rencontré cet axiome de notre grand Confucius : « Savoir que l’on sait ce que l’on sait et savoir que l’on ne sait pas ce que l’on ne sait pas, voilà la sagesse… » ? Je vous souhaite une bonne nuit, Monsieur le Commissaire.
Une heure après son retour dans son bureau du quai des Orfèvres, Langevin cherchait encore à démêler le sens profond de cette maxime et surtout pourquoi la belle Mandchoue avait jugé bon de la lui servir. En se demandant toutefois si, par hasard, elle ne venait pas de se payer sa tête…
Ce soir-là, après le dîner – d’ailleurs excellent ! – qu’une Louisette raide de fierté et d’inquiétude dans sa robe noire et ses linons blancs empesés lui servit dans l’austère solitude de la salle à manger, Orchidée demanda qu’avant de remonter chez elle la jeune fille lui servît du thé dans le petit salon.
Pelotonnée comme un chat au fond d’un fauteuil crapaud capitonné de velours framboise, l’on dégusta sa boisson favorite à petites gorgées tout en regardant les flammes lécher les bûches et monter à l’assaut de la belle plaque de cheminée en fonte armoriée dénichée jadis par Édouard dans une vente de château. Elle avait toujours aimé le feu bien que, dans les palais de l’Empereur, il fût rarement en liberté. Le chauffage y était assuré par des fourneaux encastrés dans les murs et que l’on chargeait par l’extérieur mais l’on pouvait apercevoir les énormes braseros que les soldats allumaient sur les remparts et aussi les torches flambant par centaines lorsqu’il y avait fête. Les grandes cheminées européennes, où le bois léché par de longues langues rouges, bleues et or éclatait parfois en myriades d’étincelles, étaient l’une des habitudes occidentales qu’elle aimait.
Dans le silence de l’appartement, elle demeura longtemps immobile, le regard perdu, ses genoux ramenés contre elle et ses bras serrés sur sa poitrine, oubliant le temps, essayant aussi de recréer l’atmosphère des douces soirées de naguère. Il n’était pas rare, par les temps froids, qu’Édouard et elle passent de longues heures blottis l’un contre l’autre à écouter la chanson du feu assez tard dans la nuit. Ils laissaient la chaleur pénétrer leurs corps, les émouvoir et susciter en eux un désir qui n’avait jamais besoin d’être encouragé. Ils se mettaient alors à faire l’amour étendus sur le tapis après qu’Édouard, avec une lenteur exquise et exaspérante, eut dévêtu sa femme en comblant de baisers et de caresses chaque petit coin de peau qu’il découvrait. Il était un amant merveilleusement tendre, inventif et attentif, sachant retenir l’ardente conclusion jusqu’à ce qu’Orchidée, éperdue, l’oblige enfin à la combler. D’autres fois, c’était elle qui prenait l’initiative et jouait alors de ce corps viril avec une science que lui eût enviée la plus experte des courtisanes, mais il était normal, dans les palais de Ts’eu-hi, qu’une jeune fille apprît l’art délicat de satisfaire l’époux qu’on lui donnerait un jour.
Des larmes montèrent aux yeux de la solitaire en songeant que c’en était à jamais fini de ces jeux bouleversants et un peu pervers qu’elle goûtait dans les bras d’Édouard et qui les rejetaient finalement, épuisés et haletants, sur les vagues d’un tapis de soie froissée au milieu d’un archipel de vêtements épars. Jamais plus elle ne ressentirait d’émois aussi violents. Jamais plus elle ne retrouverait accord aussi parfait. Désormais il lui faudrait conjuguer le verbe aimer au passé.
Cependant, aidée par les larmes, la fatigue de cette rude journée revenait à l’assaut. Engourdie dans la chaleur qui l’enveloppait tout entière, Orchidée sentit ses muscles se détendre et, peu à peu, sans même s’en rendre compte, elle glissa dans un sommeil apaisant sans essayer un seul instant de s’en défendre. N’était-il pas le meilleur refuge des cœurs malheureux ?