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Orchidée éclata de rire. Elle se sentait tout à coup l’âme légère et le cœur en paix comme il arrive parfois lorsque l’on sait que les instants vous sont comptés. Aller rejoindre son mari bien-aimé auprès des Sources Jaunes n’était pas une idée déplaisante, bien au contraire : elle y avait pensé plus d’une fois.

— Pourquoi ris-tu ? demanda Pivoine.

— C’est ta naïveté qui m’amuse. Tu n’es pas née près du trône et ce n’est pas parce que tu rapporteras un bijou que l’on te permettra de lier ton sang à celui des empereurs. Quant à l’agrafe, je t’ai dit que je ne l’avais plus. J’ai dû la rendre à la Police et, si tu la veux, tu n’as qu’à traverser la rue et demander poliment au concierge du musée de te la remettre. J’avoue d’ailleurs ne pas comprendre pourquoi tu ne l’as pas prise toi-même au lieu de t’adresser à moi puisque tu en attendais un si beau résultat ?

— Tu ne comprends pas ? C’est pourtant limpide : mon triomphe eût été complet si, rapportant un objet que Ts’eu-hi souhaite ardemment revoir, je l’accompagnais de ta tête.

— Ma… tête ?

— Mais oui, ta tête ! soigneusement tranchée et embaumée ! C’est le sort enviable que je lui réservais… que je lui réserve toujours d’ailleurs !

L’image évoquée était affreuse. Pourtant Orchidée la dédaigna. Sa fierté refusait de se laisser atteindre par un procédé propre à terrifier un enfant ou une âme faible. Cette fois, elle se contenta de sourire avec mépris :

— Tu auras du mal à la prendre si c’est ce que tu médites. Où est ta hache ? Où est le valet de bourreau qui tirera sur ma chevelure pour me tenir le cou droit tandis que tu frapperas ?

— Ne te soucie pas de ce détail. Il est bien certain que ce n’est pas ainsi que tu vas mourir. Eu égard à ton rang de princesse et à ton sang illustre, j’ai reçu mission de t’offrir les Cadeaux Précieux au nom de notre Impératrice.

En dépit de sa bravoure, Orchidée ne put retenir un frisson. Dans les mains gantées de noir de la Mandchoue deux objets venaient d’apparaître : un petit flacon émaillé de bleu et une cordelette de soie jaune. Deux objets dont elle connaissait parfaitement la signification : lorsque l’Empereur ordonnait la mort d’un dignitaire ou d’un noble et lui faisait la grâce de lui épargner la honte de l’exécution publique, le coupable était invité à se donner la mort par pendaison ou par le poison. S’il ne s’exécutait pas il était irrémédiablement déshonoré et ne gagnait que quelques heures, car une escouade de gardes venait en général se charger de la besogne.

— Choisis ! dit Pivoine.

Il fallut à Orchidée beaucoup d’empire sur elle-même pour ne pas montrer à quel point la vue de ces objets l’atteignait. Cela signifiait-il que Ts’eu-hi lui faisait savoir sa volonté et que cette volonté la condamnait ? Ne pas accepter le choix, c’était s’avilir elle-même et à jamais à ses propres yeux. C’était aussi jeter l’opprobre sur la mémoire sacrée de ses ancêtres… et cette misérable dont les yeux avides l’observaient le savait bien.

Lentement, d’un mouvement quasi automatique comme en provoque une transe, elle se leva pour s’incliner, ainsi que l’exigeait le rite, devant des présents de la souveraine. Elle allait peut-être tendre la main vers la fiole bleue quand une idée lui vint déclenchant un sursaut de l’obscur besoin de vivre qu’elle portait en elle à son insu et secouant des siècles de traditions d’obéissance aveugle :

— Où est la sentence de mort ? demanda-t-elle. Si Ts’eu-hi elle-même m’envoie les Cadeaux Précieux, ils doivent être accompagnés d’un ordre de sa main.

— Ce n’est pas la coutume.

— Pour n’importe quel noble, peut-être, mais moi je suis de « sa » famille. Montre-moi une « invitation » à user de ces objets signée de sa main et je m’exécuterai. Souviens-toi seulement que je connais son écriture !

— Non seulement tu es une traîtresse mais tu es lâche ! cracha l’autre.

— Pourquoi ? Parce que je refuse de tomber dans ton piège ? Fabriquer une tresse de soie jaune est à la portée de n’importe qui. Quant au poison, je suis persuadée que tu en as toujours une petite réserve… Remporte tes prétendus Cadeaux Précieux ! Tu n’es pas d’assez haut rang pour te permettre de décider la mort d’une femme du mien.

Tout en parlant, Orchidée reculait imperceptiblement vers la cheminée afin d’y prendre, pour s’en faire une arme et la lancer sur son ennemie, une bûche longue dont une extrémité seulement était enflammée. Elle n’en eut pas le temps. Déjà Pivoine, lâchant le lacet et le flacon, tirait de sa poche un revolver – celui d’Orchidée qu’elle avait dû trouver en fouillant sa chambre – et le braquait sur la jeune femme :

— Et pourtant je vais te tuer !

Le coup partit mais, à cet instant, une sorte de bombe jaillit de la porte, se jeta sur elle et fit dévier la balle qui alla se loger en plein milieu d’un charmant paysage toscan peint par Sargent.

— Par Bacchus, j’arrive à temps ! souffla Robert Lartigue qui, couché sur Pivoine, s’efforçait de la maîtriser. Ce foutu concierge tenait à me raconter sa vie et ne se décidait pas à roupiller !… Si j’étais vous, je ramasserais le revolver !

Orchidée s’exécuta machinalement, trop surprise pour ne pas obéir d’instinct.

Désorientée par cette irruption soudaine, elle avait pourtant l’impression d’avoir déjà vu cette tête bouclée et cette figure d’angelot candide dont les yeux bleus pétillaient de joie et lui souriaient placidement.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, et comment êtes-vous ici ?

— Procédons par ordre ! Mon nom est Robert Lartigue, journaliste au Matin… Oh, sans vous commander, voulez-vous me passer ce cordon jaune. Il faut que j’attache cette bourrique enragée.

La bourrique en question ruait et se tordait si efficacement que son vainqueur, pour en venir à bout, dut s’asseoir sur son dos afin de pouvoir ficeler tranquillement ses poignets.

— Je sais où je vous ai vu, dit Orchidée. Vous étiez dans le hall de l’hôtel Continental l’autre jour. Vous êtes un ami d’Antoine Laurens. Du moins il me l’a dit.

— Vous n’avez aucune raison de ne pas le croire.

— Alors dites-moi ce que vous faites chez moi !

— C’est une longue histoire qui tient en peu de mots : Laurens m’a chargé de veiller sur vous pendant son absence… Vous allez vous taire, vous ? Non mais, quelle braillarde !

Ces derniers mots s’adressaient naturellement à Pivoine qui vociférait en le couvrant d’injures franco-mandchoues, lesquelles, pour être en partie obscures, ne s’en révélaient pas moins difficiles à supporter pour une oreille délicate. Lartigue la fit taire en confectionnant un bâillon à l’aide d’une têtière de fauteuil en dentelle. Puis il prit une embrasse de rideau pour lui lier les pieds et, finalement, satisfait de son œuvre, se releva. Mais comme Orchidée ouvrait la bouche pour poser une autre question, il la retint du geste :

— Un petit moment si vous le voulez bien. Nous aurons tout le temps de parler lorsque nous aurons livré ce colis à qui de droit. Tentative de meurtre – et je suis témoin ! Cette aimable créature en a pour un moment à manger le pain de la République.

— Elle a déjà tué, au moins deux fois, et la police la recherche…

— À merveille ! Je sens que nous allons avoir plein de choses à nous dire !

Il alla ouvrir l’une des fenêtres puis, fouillant dans ses inépuisables poches, il en tira un sifflet à roulette dont le son vrilla la nuit par trois fois, faisant apparaître aussitôt des sergents de ville. Penché à la fenêtre, Lartigue leur cria :