Fut-ce l’effet du beaujolais ou la joie d’être à l’abri des coups de Pivoine, mais Orchidée se sentit tout à coup d’humeur bénigne et remplie de reconnaissance pour ce curieux génie que les dieux lui avaient envoyé. Il lui parut donc normal de lui exprimer sa gratitude avec une chaleur inhabituelle mais à laquelle il fut très sensible : c’était bien la première fois qu’une princesse mandchoue l’embrassait sur les deux joues dans une cuisine à deux heures du matin.
Lorsqu’elle prit conscience de ce qu’elle venait de faire, la jeune femme rougit, pleine de confusion :
— Veuillez me pardonner ! Je voulais seulement vous dire merci.
— Il n’y a pas d’offense, bien au contraire ! fit-il soudain épanoui, mais si vous voulez vraiment me faire plaisir, promettez-moi, demain, de n’ouvrir votre porte à personne sinon au commissaire. Sans cela vous ne pourrez pas vous dépêtrer de mes confrères. À présent, je crois qu’il est temps d’aller dormir !
— Est-ce que vous retournez chez le concierge ?
— Non. Si vous le permettez, je vais m’installer ici pour écrire mon article et je le téléphonerai ensuite au journal. Je partirai à l’heure des poubelles.
— En ce cas, installez-vous donc dans la bibliothèque ! Vous y serez beaucoup mieux et puis le téléphone est sur la table à écrire.
Comprenant ce qu’impliquait de confiance cette invitation à utiliser ce qui avait été le sanctuaire d’Édouard, Lartigue se contenta de s’incliner en disant simplement :
— Merci !
De son allure lente et gracieuse, elle allait quitter la cuisine quand elle se ravisa :
— Essayez tout de même de vous reposer un peu ! Et puis… venez donc dîner avec moi demain soir. Nous verrons où nous en sommes.
Revenue dans sa chambre, Orchidée ouvrit à nouveau le cabinet de laque et brûla encore quelques bâtonnets d’encens. Toutes les réponses aux questions de tout à l’heure lui étaient données, sans compter un secours inattendu. Son cœur s’emplissait d’une reconnaissance qu’elle tenait à exprimer avant de s’abandonner au sommeil. Elle savait, à présent, qui elle devait frapper et elle espérait bien que la conduite des événements à venir n’appartiendrait qu’à elle seule…
Troisième partie
LES MASQUES DU CARNAVAL
CHAPITRE IX
LA DAME EN BLANC
Avec une majestueuse lenteur, la puissante locomotive démarra, entraînant les wagons du Méditerranée-Express vers leur course au bout de la nuit. Pelotonnée dans un coin près de la vitre, Orchidée regarda défiler les faubourgs tristes et les banlieues grises mais dans un état d’esprit bien différent de celui du premier voyage. Cette fois, personne ne la poursuivait ; elle n’avait plus à craindre d’être reconnue, dénoncée et ramenée entre deux gendarmes vers quelque prison répugnante. Une ennemie particulièrement coriace était sous des verrous qu’elle espérait solides et même si un danger demeurait il ne l’effrayait pas. En conséquence, elle pouvait s’accorder le loisir d’une détente et se laisser emporter par le plaisir du voyage dans ce compartiment raffiné où tout était prévu pour le confort et même le bien-être des voyageurs. Une bien innocente satisfaction, mais qui procédait du même phénomène dont elle avait éprouvé l’effet en mangeant des œufs brouillés en face de Lartigue dans le silence de sa cuisine : elle aimait encore la vie et si elle était toujours disposée à la remettre en jeu pour le repos de l’âme d’Édouard, elle entendait saisir au passage les menues satisfactions qui se présenteraient. Ainsi, dans ce cocon de velours brun, elle se sentait merveilleusement bien.
Seule déception : l’absence de Pierre Bault. Orchidée s’était naïvement attendue à le trouver devant le marchepied du wagon avec son sourire timide et ses yeux couleur de brume. Cependant, elle admit bien vite que sa déconvenue était stupide et qu’il valait beaucoup mieux ne pas le rencontrer. Qu’aurait-il pensé de cette toute neuve baronne Arnold née en Indochine des amours d’une belle indigène avec un officier de marine français et veuve depuis peu d’un baron balte riche et ennuyeux ? Ce petit chef-d’œuvre d’identité était né de l’imagination d’un Lartigue passionné par Madame Butterfly, le récent opéra de Puccini qu’il avait pu applaudir à Londres, et naturellement le conducteur n’y aurait rien compris… Néanmoins, Orchidée ne put s’empêcher de demander de ses nouvelles. Sans doute n’était-il pas de service ce soir ?
L’homme grisonnant, moustachu et corpulent qui le remplaçait répondit :
— Ni ce soir ni avant un certain temps ! Il s’est cassé une jambe, voici quinze jours, et se trouve encore à l’hôpital de Nice. Madame la Baronne est bien bonne de se soucier de lui. Je dois admettre d’ailleurs qu’elle n’est pas la seule.
Le ton légèrement vinaigré disait clairement qu’on n’appréciait guère une telle popularité et Orchidée se garda bien de confier à ce jaloux qu’une fois à Nice, elle se hâterait d’aller visiter son ami.
Lasse de contempler un paysage sans intérêt, elle cherchait un journal dans son sac de voyage lorsqu’on frappa à la porte dans laquelle, une seconde plus tard, Lartigue s’encadrait :
— Vous ? fit Orchidée, mais que faites-vous dans ce train ?
— Je pars pour Nice. Que voulez-vous, l’idée de vous savoir seule pendant toute une nuit ne me plaisait pas et puisque votre camériste n’aime pas les voyages, j’ai pensé que vous seriez mieux gardée si je m’en occupais moi-même.
En effet, quand Orchidée lui avait demandé de l’accompagner dans le Midi de la France, la nouvelle bonne, éclatant en sanglots, l’avait suppliée de la laisser avenue Velazquez : elle éprouvait une peur bleue du chemin de fer, détestait sortir et n’aimait rien tant que rester à la maison.
— Qu’est-ce que Madame veut que j’aille faire dans un grand hôtel où tous les autres me regarderont de haut, où l’on me traitera comme la paysanne que je suis et où je n’aurai rien à faire de toute la journée ? Si Madame est contente de moi, qu’elle me laisse ici : sa maison sera bien gardée, bien entretenue et j’aurai au moins les conseils de la Tante lorsque je ne saurai pas comment m’y prendre.
Que répondre à cela ? Comprenant que cette petite possédait une âme de vestale plus que de globe-trotter… et préférant d’ailleurs de beaucoup partir seule, Orchidée accorda à Louisette tout ce qu’elle demanda, fit ses bagages avec son aide, lui donna quelques directives pour le soin des plantes vertes et finalement lui laissa une somme d’argent suffisante pour plusieurs semaines.
— Puis-je entrer un instant ? demanda le journaliste. Je venais vous inviter à dîner. Ce train est bondé et si nous voulons une table il faut nous y prendre maintenant :
Orchidée hésitait :
— Croyez-vous que ce soit bien prudent pour moi de me montrer en public… et avec vous ?
— Moi je suis en vacances et, en outre, je peux vous jurer qu’aucun de mes confrères ne s’est embarqué ce soir. Il y a surtout des étrangers. De plus, je ne vois pas comment vous allez pouvoir séjourner au Regina sans descendre à la salle à manger et vous mêler à la clientèle ? Alors ? Je retiens notre table ?
— Faites à votre idée !
Elle était un peu surprise. Au lieu du complet fatigué au pantalon en vis de pressoir dans lequel il lui était apparu l’autre nuit, le journaliste portait avec une certaine désinvolture un costume de serge bleu marine, une chemise blanche – vraiment blanche ! – et une cravate de soie. Elle savait déjà qu’il pouvait être un compagnon amusant. Ç’eût été idiot de refuser. Elle accepta.