Une heure plus tard, le maître d’hôtel en habit écartait pour elle l’une des deux lourdes chaises d’une petite table fleurie placée contre une fenêtre sur laquelle un chandelier d’argent à deux branches laissait tomber la lumière douce de ses abat-jour de soie rose.
Il y avait beaucoup de monde dans le wagon-restaurant qui ressemblait à une tour de Babel traversée par un régiment d’autruches : pas un chapeau féminin qui n’en montrât fièrement deux ou trois brins, de couleurs variées, quand ce n’était pas une couronne entière comme celle qui entourait le chapeau-corbeille d’une Américaine, lui donnant un peu l’air d’un plat à barbe plein de savon mousseux. Seule et dominant de haut ce moutonnement, une lady écossaise arborait sur une toque de musicien tzigane une longue aigrette noire. En dépit de ces deux-là, une bonne moitié des dames présentes étaient vêtues avec une parfaite élégance.
— Je ne sais pas si vous en êtes consciente, remarqua le journaliste avec une vive satisfaction, mais vous êtes sans conteste la plus jolie femme de tout ce train.
Le compliment était sincère et d’ailleurs mérité. Sous sa toque de zibeline d’un brun presque noir assortie à son manteau – dernier et fastueux présent d’Édouard lors de leur voyage en Amérique –, Orchidée était ravissante. La fourrure sombre faisait ressortir l’ivoire clair de son teint délicatement nuancé de rose aux pommettes, ainsi que la masse brillante et soyeuse de son épaisse chevelure d’ébène. Sous le manteau, elle portait une simple robe de velours noir que rehaussait un large collier-de-chien de perles et d’or. Toutes les femmes, tous les hommes aussi eurent au moins un coup d’œil pour la belle inconnue.
Celle-ci remercia d’un sourire la galanterie de son compagnon puis elle s’absorba dans la lecture du menu que lui offrait un garçon déférent. Il proposait de l’oxtail en tasse, du saumon fumé de Hollande, une selle d’agneau de lait Polignac, une salade aux noix et des crêpes flambées au grand-marnier. Pour accompagner le tout, le journaliste fit choix, à la place du champagne qu’Orchidée n’aimait pas, d’un Château-Dauzac 1884 qui devait leur convenir également.
— Comment vous sentez-vous, ma chère baronne ? demanda-t-il lorsque le maître d’hôtel se fut retiré. Pas trop dépaysée ?
— Un peu, si ! Cependant cette précaution que vous m’avez aidée à prendre était indispensable pour ce que je veux faire. Il fallait absolument que je sois autre qu’une femme désolée ensevelie dans des voiles de crêpe à la mode européenne.
— Comment porte-t-on le deuil en Chine ?
— En se vêtant de toile à sac et en se couvrant de cendres dans les débuts. Ensuite, on s’habille de blanc. C’est d’ailleurs ce que j’ai l’intention de faire arrivée à destination : en dehors de ce que je porte ce soir, à cause du froid et pour ne pas trop attirer l’attention, j’ai l’intention de me vêtir uniquement de blanc.
— Pas en toile à sac, tout de même ?
— Non, mais ainsi je resterai fidèle à nos coutumes sans que personne le sache… Dans un pays du soleil, ce doit être assez normal ?
— Tout à fait. Me permettez-vous une question ?
— Et si je ne permettais pas ?
— Je la poserais tout de même ou je m’arrangerais pour la poser sans que vous vous en doutiez.
— Alors parlez !
Renseignée par Langevin, Orchidée savait à présent à quoi s’en tenir sur le journaliste. Avec ses yeux candides, ses boucles blondes et son sourire angélique, Lartigue était plus têtu qu’une mule, plus rusé qu’un renard et plus menteur qu’un perroquet mais c’était un ami aussi fidèle à ceux qu’il aimait que redoutable pour qui lui déplaisait.
— Eh bien, cette question ? reprit-elle.
— Qu’allez-vous faire à Nice ? Et d’abord pourquoi Nice ? Pourquoi tout ce luxe de précautions ? Pourquoi…
Orchidée se mit à rire, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps :
— Vous appelez ça une question ? Cela fait beaucoup, il me semble, mais je vous dois plus encore et je sais que vous ne me trahirez pas : j’ai bon espoir d’y retrouver l’homme qui a fait assassiner mon époux.
— Vous savez qui il est ?
— Je crois le savoir.
— Et… vous ne voulez rien me dire ?
La main d’Orchidée glissa sur la nappe et se posa doucement sur celle de son vis-à-vis :
— Cher ami, soyez sûr que si je possédais une certitude je vous la ferais partager mais je n’ai que des doutes.
— Alors partageons vos doutes ! Je vais même vous aider. Nice, pour moi, signifie la famille Blanchard… et pourquoi donc pas le frère ?
— Qu’est-ce qui vous fait penser à lui ?
— La simple logique. Lorsqu’il y a de gros intérêts à la clef l’esprit de famille n’est qu’une vaste rigolade. Trucider votre mari et vous faire porter le chapeau du meurtre me paraît une idée… rentable ?
— Vous ne croyez pas, comme le commissaire, à la culpabilité de mes compatriotes ?
— Pas un instant. Et je serais fort étonné s’il y croyait vraiment.
— Il vous a fait des confidences ?
— Lui ? Faire des confidences ? Et à un journaliste en plus ? Nous sommes quittes d’ailleurs car je ne lui en ai pas fait.
Il n’acheva pas sa phrase : une sorte de géant blond portant favoris et longue moustache venait de s’arrêter près de leur table et après un bref salut, considérait Orchidée avec un sourire d’extase :
— Madame Blanchard ! Quel ravissement vous revoir après jours affreux !
Catastrophée, Orchidée leva sur le prince Kholanchine un regard navré qui n’échappa pas à son compagnon. Il intervint aussitôt :
— Vous faites erreur, Monsieur ! Le nom que vous venez de prononcer n’est pas celui de cette dame.
— Impossible ! Impossible faire erreur. Pareille beauté ne se peut oublier et Grigori Kholanchine ne se trompe jamais !
— Il y a un commencement à tout. Votre erreur est d’ailleurs compréhensible, ajouta-t-il d’un ton bénin. Si vous y tenez absolument, je peux vous présenter à la baronne Arnold… dont la sœur s’appelle en effet Mme Blanchard.
— La sœur ? fit le Russe avec ahurissement. Incroyable !
— Jumelle ! assena le journaliste avec assez d’aplomb pour convaincre un bataillon d’incrédules. Cela explique une ressemblance…
— Stu-pé-fian-te ! scanda l’autre. Mais combien agréable ! Baronne ! Prince Grigori Kholanchine est à vos pieds… Puis-je espérer que vous acceptez, tout à l’heure, de boire champagne à l’heureuse rencontre ?
— Je ne bois jamais de champagne, prince, mais je vous remercie de l’intention…
— Vous allez Côte d’Azur ? Nice peut-être ?
— En effet. Nous allons à Nice.
— Alors on se revoit ! Joie extrême ! Grigori Kholanchine fera l’impossible pour vous contempler encore !
Et après un salut qui amena presque sa tête au contact du saumon fumé, le prince voltigea à travers le wagon-restaurant jusqu’à sa propre table que surveillait, debout et les bras croisés, ce qui gênait fort le service, le cosaque nommé Igor dont Orchidée conservait le souvenir.
Elle poussa un soupir de soulagement, sourit à son compagnon et le remercia de sa présence d’esprit :
— Heureusement que vous étiez là. Je ne savais plus que dire. J’ai été prise au dépourvu…
— D’où le sortez-vous, celui-là ?
— De ce même train, justement ! Nous nous sommes rencontrés lors de mon dernier voyage dans des circonstances… disons… originales.
Le récit qu’elle fit de son aventure amusa beaucoup Lartigue. Naturellement, il posa des questions sur cette Mme Lecourt entrevue seulement dans le hall de l’hôtel Continental. La dernière fut :