— Étant donné l’amitié qu’elle vous a montrée, vous ne souhaitez pas vous arrêter à Marseille pour passer un moment avec elle ?
— Il vaut mieux pas. Ou bien je me laisserais entraîner à m’attarder auprès d’elle ou bien elle proposerait peut-être de m’accompagner à Nice et je n’y tiens pas. D’ailleurs, depuis que nous nous sommes séparées, je n’ai pas eu de ses nouvelles.
Le repas s’acheva en bavardant de choses et d’autres…
De retour dans son compartiment où le journaliste la reconduisit avant de gagner le salon dans l’espoir d’y trouver des partenaires pour une partie de cartes, Orchidée qui n’éprouvait pas la moindre envie de dormir se résigna à s’asseoir près de la fenêtre après avoir éteint la lumière et tiré les rideaux de velours. La lune se levait révélant un large panorama de coteaux, de vallées et de forêts coupé d’une rivière dont les eaux lisses brillaient faiblement. Elle avait toujours aimé contempler un ciel nocturne et, bien souvent, lorsqu’elle habitait la Cité Interdite, elle sortait dans la cour sur laquelle ouvrait sa chambre pour s’asseoir au bord du bassin, au pied du grand « taihu », un haut rocher de peu de largeur étrangement sculpté par la nature et dans les formes capricieuses duquel les jardiniers impériaux cultivaient des scabieuses, des perce-neige ou de petites orchidées suivant le cours des saisons. Le ciel qui lui apparaissait alors encadré par les toits recourbés aux tuiles dorées ressemblait à un tableau sans cesse recommencé.
À de rares mais d’autant plus précieuses occasions, Ts’eu-hi venait la rejoindre, lorsqu’elle était encore enfant, pour lui expliquer les étoiles et leur vie fabuleuse. De ces moments-là, Orchidée gardait un chaud souvenir. Moins ardent sans doute que celui d’autres nuits passées dans les bras d’Édouard sur une terrasse italienne ou dans un patio espagnol mais tout aussi précieux parce qu’il appartenait au domaine enchanté de la première jeunesse.
Dans ce train, les vitres ternies par la fumée et les flammèches ne permettaient pas de bien distinguer les astres. En outre la rapidité imprimée par la puissante locomotive faisait défiler trop vite le paysage. Orchidée se lassa vite. Elle allait remonter la flamme du gaz quand, passant sous la porte, une odeur de tabac fin arriva jusqu’à ses narines. Elle regretta de n’avoir pas emporté de cigarettes. Non que ce fût chez elle une habitude : c’était Édouard qui s’était amusé à lui en mettre parfois une entre les lèvres et elle trouvait toujours cela agréable, beaucoup plus que l’odeur dégagée, en Chine, par les longues pipes dont les dames âgées s’autorisaient l’usage. À cet instant, elle éprouvait une grande envie de fumer et pensa que, peut-être le conducteur pourrait lui procurer ce qu’elle souhaitait mais, au lieu de sonner, elle choisit de sortir dans le couloir après avoir fait la lumière dans son sleeping.
Un homme était là, appuyé des coudes à la barre de cuivre d’une fenêtre et Orchidée faillit battre en retraite quand elle reconnut cet envahissant prince russe, mais il était déjà trop tard : il se tournait vers elle et son large sourire disait assez qu’il la reconnaissait :
— Divine baronne ! Très heureux être voisin…
Il allait écraser dans le cendrier la cigarette qu’il tenait au bout des doigts mais Orchidée l’en empêcha :
— N’en faites rien ! Et même, si vous voulez me faire plaisir, offrez-m’en une !
— Vraiment ?
— Oui. J’en ai envie. C’est même l’odeur du tabac qui m’a fait sortir de chez moi.
Il s’empressa d’ouvrir un étui en or dans lequel étaient rangés les minces rouleaux de fin Lattaquié, l’offrit à la jeune femme et se hâta de lui donner du feu :
— Tellement heureux vous faire plaisir !…
Ils fumèrent un instant en silence adossés à la cloison d’acajou, regardant sans la voir la nuit qui défilait. Orchidée, en redécouvrant une odeur familière, en savourait le plaisir. C’était exactement ce dont ses nerfs avaient besoin et son compagnon, devinant peut-être à son demi-sourire ce qu’elle ressentait, se garda bien de parler pendant quelques minutes. Ce fut seulement à la seconde cigarette qu’il hasarda :
— Madame Blanchard raconter rencontre préalable ?
Orchidée se mit à rire :”
— Oui. Elle m’a tout dit. J’ai trouvé cela très amusant…
— Et elle ? Pardonner ?
— Bien sûr. Vous étiez à la recherche de celle que vous aimiez et l’amour a toutes les excuses.
Si, sur le plan de la langue française le prince Kholanchine n’était pas très fort en thème, encore qu’il possédât un vocabulaire étendu, voire imagé, il était extrêmement calé en version et capable de saisir toutes les nuances. Il le prouva sur l’heure :
— Aimiez ? Grigori aime toujours. Il rejoindre volage et cruelle Lydia…
— Encore ? Ne l’avez-vous donc pas retrouvée après… ce qui s’est passé… avec ma sœur ?
— Oui et non !
Et d’expliquer comment, après ses démêlés avec la Compagnie des Chemins de Fer et la police il avait dû rentrer à Paris où il s’était hâté de s’assurer les services d’un détective privé afin de retrouver la trace de la belle enfuie. Il obtint très vite des résultats grâce à l’argent dont son émissaire pouvait disposer libéralement : Lydia était à Nice, chez sa mère, une marchande de fleurs de la vieille ville. Naturellement la fable du père « soyeux » à Lyon n’avait pas résisté à la perspicacité du Sherlock Holmes parisien. Il n’avait eu qu’à interroger le directeur des Bouffes Parisiens et les fiches de la police pour découvrir les origines réelles – quoique fort honorables ! – de la divette.
Évidemment, rien dans tout cela ne pouvait offenser la jalousie du prince et il se fût bien gardé d’aller troubler par sa présence cette espèce de retraite que Lydia entendait faire dans le sein maternel si des informations beaucoup moins lénifiantes n’étaient arrivées jusqu’à lui par le canal de son enquêteur invité, tout de même, à rester sur place et à surveiller discrètement celle qu’il considérait comme un trésor sans prix : la belle Lydia filait le parfait amour avec un jeune, séduisant et noble italien qui faisait miroiter à ses yeux de mirifiques engagements dans des théâtres de son pays.
— Les planches ! Il propose ça quand moi j’ai offert mariage ! Devenir princesse ! C’est mieux, non ?
— Beaucoup mieux mais peut-être n’est-ce pas ce qu’elle souhaite ? Je suppose que lorsque l’on veut faire du théâtre on doit avoir de la peine à vivre autrement ? En outre vous êtes russe, donc habitué à un climat froid. Si elle est du Midi c’est une chose qu’il faut prendre en considération…
— Vous défendez elle ? fit Grigori déçu.
— Non. J’essaie de comprendre et, peut-être, de vous éviter un moment désagréable.
Le visage boudeur s’éclaira soudain :
— Je suis sympathique à vous ? C’est grande, grande joie ! Vous tellement belle !… Beaucoup plus que Lydia !
Orchidée pensa qu’il lui fallait mesurer ses paroles. Ce cosaque était bien capable de lui proposer de prendre auprès de lui la place de la volage.
— Naturellement vous m’êtes sympathique… à première vue. Pour l’amitié il faut plus longtemps… En attendant me permettez-vous de vous poser une question ?
— Posez !
— Qu’espérez-vous en allant là-bas ? Convaincre votre amie de vous revenir ?
— Oui. Je veux convaincre.
— Et si elle refuse ?
— Ils sont morts… tous les deux ! fit-il avec simplicité.