— C’est peut-être un peu… définitif ? plaida la jeune femme qui sentait un petit frisson désagréable glisser le long de son dos mais le regard qu’il lui offrit était d’une parfaite sérénité et il l’accompagna d’un bon sourire :
— Non. C’est naturel !… Impossible vivre avec grand chagrin d’amour et vilaine jalousie. Quand une dent fait mal il faut arracher. Après c’est paix et soulagement… Ne pensez-vous pas ?
— Je suis d’accord pour la dent. Pas pour l’amour. Perdre celui ou celle que l’on aime est une chose affreuse… À présent, si vous le voulez bien, je vais rentrer chez moi. Je sens le sommeil qui me gagne.
— Alors vous dîner avec moi demain !
Elle n’eut même pas le temps de protester : il venait de s’éclipser en lui baisant la main et la porte se refermait. Un instant plus tard, un bruit de cataracte dans le cabinet de toilette voisin apprit à Orchidée qu’il se livrait sans perdre une minute aux soins de sa toilette du soir.
Étendue dans les draps frais de sa couchette, elle songeait à l’étrangeté des rencontres de voyage. C’était la seconde fois qu’elle se trouvait en face de ce personnage baroque, excessif, démesuré même et pourtant sympathique. Ses intentions homicides qui eussent fait pousser des cris d’indignation plus ou moins hypocrites à n’importe laquelle des femmes voyageant dans ce train, elle ne se reconnaissait pas le droit de les condamner. Tous deux comptaient sur la mort pour résoudre leurs problèmes : une façon radicale d’apaiser une souffrance. Pour Grigori elle représentait la fin des tortures de la jalousie et en comparant un meurtre à une opération chirurgicale il n’avait pas tout à fait tort. Est-ce qu’elle-même ne comptait pas sur l’exécution d’Étienne Blanchard pour calmer cette rage d’impuissance qu’elle portait en elle ? Pas plus que le prince russe elle ne se souciait des lois de ce pays car tous deux obéissaient à un code d’honneur venu du fond des âges.
Lorsque le lendemain matin, aux environs de Toulon, elle rejoignit Lartigue dans le wagon-restaurant inondé de soleil pour y prendre son petit déjeuner, elle fut plutôt satisfaite de ne pas apercevoir son tumultueux voisin.
— Bien dormi ? demanda le journaliste en l’aidant à prendre place à table.
— Comme un petit enfant.
C’était vrai ; bercée par le balancement du train, Orchidée venait de passer une nuit telle qu’en procurent une conscience pure et des décisions fermement prises. Lartigue se mit à rire :
— Je ne cesserai jamais d’admirer le sommeil de l’enfance. Quoi, vous n’avez rien entendu ?
— Devais-je entendre quelque chose ?
— Eh oui ! Le retour tumultueux de votre prince-cosaque sur le coup de deux heures du matin.
— Comment est-ce possible ? J’ai bavardé avec lui quelques instants dans le couloir environ une demi-heure après vous avoir quitté et je l’ai entendu rentrer dans son compartiment qui est voisin du mien.
— Eh bien il en est ressorti. Je l’ai vu faire irruption au salon où je faisais un bridge avec des compagnons de rencontre et je peux vous assurer que ce Russe s’est saoulé comme un Polonais. Nous avons dû interrompre notre partie parce qu’il s’est mis à chanter.
— À chanter ?
— Il a une voix superbe ! fit Lartigue en attaquant un plat composé de quatre œufs au jambon ! Il nous a interprété, accompagné à la balalaïka par l’homme des bois qui lui sert de valet, des complaintes sublimes et affreusement tristes qu’il dédiait à une certaine « petite colombe » et entre lesquelles il descendait sans respirer une pleine bouteille de champagne. Il nous en a d’ailleurs offert une bonne demi-douzaine. Et puis, d’un seul coup, il s’est mis à pleurer. Mais ce qui s’appelle pleurer, avec des sanglots qui ressemblaient au brame du cerf. C’était dantesque !
— Et cela s’est terminé comment ?
— D’une façon bien prosaïque. Quand il a jugé que son maître avait assez pleuré, l’homme des bois l’a chargé sur son épaule comme un sac de farine et l’a emporté vers son lit avec l’assistance du conducteur qui lui ouvrait les portes. Nous avons suivi le cortège pour voir l’effet produit parce que « Grigori » s’était mis à déclamer je ne sais quel poème en russe et que toutes les portes s’ouvraient sur son passage pour voir qui l’on était en train d’égorger. Et vous, vous n’avez rien entendu ?
— J’avoue ne pas le regretter… Regardez comme ce paysage est beau !
Le train, à cet instant, glissait entre de douces collines couvertes de pinèdes ou de chênes-lièges et les rochers roux qui sertissaient la mer indigo à laquelle le jeune soleil arrachait des éclairs, des scintillements et d’innombrables paillettes : la Méditerranée s’offrait dans toute sa splendeur matinale et, autour des tables, les exclamations admiratives ne cessaient de s’élever. C’était tellement délicieux de se retrouver au bord d’un tel paradis après les grisailles et les froidures des capitales du Nord !
— C’est la première fois que vous venez ? demanda Lartigue.
— Non mais il me semble ce matin que c’est encore plus beau. Je ne saurais vous dire pourquoi.
— Oh ! c’est assez simple si vous me permettez de traduire : vous venez de subir des moments cruels et, en outre, vous avez échappé récemment à un grand danger. Or, vous êtes jeune, belle et pleine de vitalité, ce dont peut-être vous ne vous doutiez plus ? La Côte d’Azur et sa lumière viennent de vous en faire souvenir.
— Vous avez sans doute raison.
— J’ai sûrement raison et c’est pourquoi je m’autorise à risquer un conseil : quand nous serons arrivés, accordez-vous au moins quelques jours de détente, de repos et de flânerie avant de vous lancer dans l’aventure périlleuse que vous projetez… Non, ne m’interrompez pas : je suis certain de ne pas me tromper. Et… je vous en prie, promettez-moi que vous allez vivre un petit moment de vacances. Vous en avez vraiment besoin.
— Pourquoi voulez-vous que je promette ?
— Mais parce qu’il m’est impossible de vous surveiller continuellement, que j’ai des affaires à régler là-bas… et que le Carnaval commence bientôt. Oubliez un moment Mme Blanchard ! La baronne Arnold ne doit pas se comporter de la même manière.
Il semblait tellement inquiet tout à coup qu’Orchidée se sentit touchée. En outre elle admettait volontiers son point de vue. D’autant plus qu’il lui fallait découvrir une ville nouvelle et y dépister son gibier ; ce qui ne pouvait se faire en cinq minutes.
— Je vous le promets ! dit-elle.
— Merci. Me voilà soulagé d’un grand poids ? Voulez-vous encore un peu de thé ?
Devant la gare de Nice, les omnibus et chariots de bagages des principaux hôtels attendaient. Lartigue dirigea la fausse baronne vers celui de l’Excelsior Regina où un personnel aussi respectueux que stylé s’empressa autour d’elle. Comme elle allait y monter, Robert Lartigue se découvrit :
— J’irai vous saluer cet après-midi pour voir si vous êtes bien installée.
— Vous ne m’accompagnez pas ?
— À mon grand regret mais mon journal n’est pas assez fastueux pour m’offrir le séjour d’un palace. Bien inutile, d’ailleurs : j’ai un cousin qui habite la vieille ville. Vous songerez à votre promesse ?
— Une promesse est une promesse ! Venez dîner avec moi ce soir !
— Pas ce soir ! Merci baronne !
En fait, Orchidée se trouvait tout à fait satisfaite d’échapper au moins un peu à la surveillance du journaliste malgré l’amitié qu’il lui inspirait. Difficile de jouer le rôle qu’elle s’assignait sous l’œil méfiant d’un homme aussi habile que lui ! En revanche, elle fut beaucoup moins enchantée en voyant le cortège qui s’approchait de l’omnibus : soutenu d’un côté par Igor et de l’autre par l’un des voituriers, le prince Kholanchine, raide comme une planche et l’œil franchement glauque, vint prendre place en face d’elle. De toute évidence ils descendaient dans le même établissement et elle n’était pas près de se voir débarrassée du Russe.