Plusieurs caravansérails s’étalaient au sommet de la douce colline de Cimiez au pied de laquelle Nice égrenait ses vieux quartiers roses, ses jardins et ses villas somptueuses tout au long de l’arc splendide de la Baie des Anges. Ils écrasaient de leur masse les vergers d’orangers, le cloître empli de rosiers d’un petit couvent veillant sur les croix blanches du cimetière et quelques vestiges romains, envahis de ronces et de lierre, qui s’efforçaient de rappeler qu’à cet endroit vivait jadis une cité riche et bénie des dieux où il arrivait que les césars vinssent prendre quelques vacances…
L’Excelsior Regina était le plus formidable de ces bastions du tourisme mondain. Sa gigantesque barrière de pierres blanches tenait le milieu entre le palais d’un maharajah névrosé et la Chambre des lords avec, ici et là, une touche italianisante destinée à rappeler que son architecte, Biasini, était né pas bien loin. Ainsi, outre une coupole et des terrasses, la superstructure alignait des flèches et des toits de pavillons en ardoise rappelant le défunt pavillon central du palais des Tuileries.
Pour les Anglais, le Regina représentait un monument historique, sanctifié depuis son ouverture par la présence auguste de la reine Victoria – d’où son nom ! – qui débarquait alors pour six semaines hivernales avec une suite de cinquante personnes plus ses chevaux, ses voitures, son âne favori Jacquot et ses meubles. En effet, la reine, bien que voyageant incognito, ne se supportait que dans un mobilier directement exporté d’Osborne et de Balmoral sans oublier le linge et la vaisselle armoriée qui achevaient de rendre illusoire un incognito auquel personne ne croyait.
Depuis sa mort la direction de l’hôtel ne voyait plus paraître le « cirque » royal, le nouveau roi Édouard VII préférant Cannes à Nice. Elle se rattrapait avec les innombrables Anglais venus en pèlerinage dans ce qu’ils n’hésitaient pas à considérer comme une annexe de la Couronne. Aussi le service y était-il un rien solennel et l’atmosphère essentiellement reposante, l’agitation et l’exubérance y faisant figure de graves fautes de goût.
Pour sa part, Orchidée se déclara satisfaite d’une ambiance à la fois noble et raffinée qui, dans un décor totalement différent, trouvait le moyen de lui rappeler un peu les palais de Pékin. Cela tenait peut-être un peu aux superbes jardins du palace. Par contre, elle suivit d’un œil amusé l’entrée du prince Kholanchine dont elle avait expérimenté par deux fois la débordante vitalité.
Tandis que le directeur l’escortait vers sa chambre accompagné d’une femme de chambre, elle ne put s’empêcher de demander :
— C’est la première fois que vous recevez le prince Grigori ?
— Non, Madame la Baronne. Son Excellence nous a déjà fait l’honneur de deux séjours et nous sommes prêts à faire face à toute éventualité. Nous lui réservons toujours un appartement éloigné de ceux des personnes trop sensibles au bruit et d’ailleurs convenablement calfeutré… Je comprends fort bien le sens de sa question : elle ne sera dérangée en rien…
— Je vous remercie, fit-elle avec un sourire qui acheva de lui conquérir l’admiration de cet homme. J’avoue qu’ayant voyagé dans le même wagon…
— Mon Dieu ! soupira-t-il en levant les yeux au plafond.
Situé au second étage, l’appartement dont il ouvrait la porte se composait d’une chambre et d’un salon, tous deux tendus de damas bleu avec un lit Louis XVI et des meubles laqués gris Trianon. Par les fenêtres ouvertes le soleil entrait à flots et l’on découvrait un merveilleux panorama de verdure, de toits roses et de blanches terrasses au-delà duquel l’azur du ciel rejoignait celui plus profond de la mer. Orchidée se déclara satisfaite de son nouveau logis ainsi que de la femme de chambre mise à sa disposition. Devant l’air inquiet du directeur en constatant que cette grande dame voyageait seule, elle s’était résignée à déclarer que sa propre camériste était malade et la rejoindrait plus tard.
Durant quelques jours, Orchidée observa scrupuleusement la promesse faite à Lartigue. Sans peine aucune, d’ailleurs, bien au contraire. Le journaliste s’était montré sage et perspicace en insistant pour qu’elle s’accorde ce temps de repos et de réflexion : elle en avait vraiment besoin et, avant de replonger dans les eaux troubles d’une affaire criminelle où son cœur et son avenir se trouvaient si gravement engagés, il était doux de se laisser vivre dans la calme sérénité d’un paysage dessiné tout exprès pour le farniente et les joies paisibles de l’existence.
Une sérénité qui n’allait sans doute pas durer longtemps. Le « dimanche gras » approchait et avec lui l’ouverture d’un carnaval qui faisait courir une bonne moitié de l’Europe, l’autre partie choisissant plutôt Venise. L’Excelsior Regina, pas encore au complet lors de l’arrivée de la jeune femme, se remplissait de jour en jour. Chaque matin les voitures de l’hôtel remontaient de la gare leur contingent de gentlemen habillés à Bond Street, d’évanescentes ladies harnachées de longs sautoirs en perles qui tintaient à chacun de leur pas, d’Américaines rieuses et pleines d’entrain devant qui craquait un peu le vernis victorien du palace, sans compter un authentique maharajah, le prince de Pudukota, qui se coiffait plus volontiers d’un canotier que de son turban, mais dont les joyaux réduisirent vite à l’état de colifichets les bijoux des belles Bostoniennes ou New-Yorkaises et ceux nettement moins « vivants » de la gentry anglaise : sur le souverain hindou chaque pierre – il possédait des rubis sublimes ! – semblait issue de sa propre chair avec tout ce que cela comportait de vitalité. Sur les décolletés souvent un peu maigres des sujettes d’Édouard VII ils avaient l’air d’être exposés dans la vitrine d’un bijoutier.
Au milieu de tout ce monde, Orchidée, dans ses toilettes blanches, passait comme un cygne tellement altier qu’aucun homme n’osait l’approcher. Le seul qui s’y risqua – l’héritier d’un empire américain bâti sur la conserve – reçut en plein visage un regard si glacé et un sourire à ce point dédaigneux qu’il se garda bien de revenir à la charge en dépit d’un toupet puisé tout entier dans une détestable éducation. Il fut vite évident pour tous que « la dame en blanc », ainsi qu’on la surnomma aussitôt, ne souhaitait se lier avec personne. Le seul capable d’une si folle témérité demeurait invisible : trois jours après son arrivée le prince Grigori n’avait toujours pas fait surface mais chaque matin les femmes de ménage sortaient de son appartement une quantité de bouteilles vides. Un après-midi, Orchidée qui prenait le thé dans le jardin d’hiver entendit le directeur confier à son adjoint :
— Je me demande ce qu’il est venu faire chez nous ? Depuis la visite, peu après son arrivée, de cet homme mal habillé, il n’a pas mis le nez dehors.
La jeune femme en conclut que les affaires sentimentales du prince ne devaient pas s’arranger et si elle lui accorda une certaine compassion, elle s’avoua plutôt satisfaite de ne pas le voir tourner autour d’elle comme elle le craignait. Quant à Lartigue, venu en coup de vent s’assurer qu’elle se trouvait bien installée, il s’éclipsa lui aussi sans donner de raisons précises, laissant ainsi la jeune femme dans son superbe isolement.
Libre d’elle-même, la fausse baronne put organiser son temps à sa convenance : elle se levait tôt, prenait son petit déjeuner devant une fenêtre ouverte, puis vaquait à une minutieuse toilette et enfin, vêtue d’un tailleur à jupe courte en flanelle blanche, chaussée de bottines à talons plats et abritant d’une large ombrelle en taffetas sa tête enveloppée de mousseline, elle faisait une promenade à pied dans les environs de l’hôtel.