La croyant endormie, la Mandchoue quitta silencieusement le pavillon et s’enfonça dans le dédale des anciennes cours du Sou-wang-fou, l’antique palais du prince Sou. Légère et parfaitement impossible à entendre sur ses semelles de feutre, Orchidée vit que son guide involontaire se dirigeait vers la grande barricade d’entrée du Fou et, soudain, elle ne vit plus rien. Son cœur venait de manquer un battement quand elle distingua le reflet d’une chandelle : Pivoine était en train de s’enfoncer dans les caves d’une maison en ruine dont l’entrée fut facile à trouver. Guidée par la lueur et par les coups sourds qu’elle entendait à présent, Orchidée avança et comprit bientôt à quel ouvrage sa compagne travaillait nuit après nuit : à l’aide d’une pioche, elle démolissait un mur épais derrière lequel coulait un égout. De toute évidence elle cherchait à ouvrir un passage grâce auquel les Boxers pourraient envahir les Légations. Elle n’était pas au bout de ses peines ; de l’autre côté du ruisseau puant il y avait un autre mur mais, au-delà, on devait pouvoir déboucher en dehors des fortifications européennes.
Orchidée revint sur ses pas en essayant de prendre des repères. Quelques semaines plus tôt, elle eût souscrit pleinement au plan de Pivoine mais à présent, l’invasion possible des Boxers lui inspirait une insurmontable terreur parce qu’elle donnerait le signal de la mort d’Édouard. Et quelle mort ! Il aurait certainement droit au supplice préféré des Chinois : le découpage vivant en quatre cent trente-deux morceaux. Elle avait déjà vu cela sans s’émouvoir outre mesure bien que ce fût franchement répugnant. À présent, la pensée de voir son bien-aimé livré aux couteaux des bouchers lui donnait la nausée.
Heureusement, l’ouvrage de Pivoine n’était pas encore assez avancé pour offrir un danger immédiat. Orchidée se promit de veiller au grain mais, encore sous le coup de l’émotion lorsqu’elle rejoignit son amoureux sous le saule, elle se laissa prendre un baiser et même encouragea le jeune homme à des gestes qu’il n’eût pas osés de lui-même :
— Si nous devons mourir bientôt, lui dit-elle, je veux que nous partions ensemble comme si nous étions époux.
— Je voudrais bien que nous puissions nous marier mais il faudrait que tu acceptes de devenir chrétienne.
— Qu’avons-nous besoin d’une religion ou d’un prêtre pour être l’un à l’autre ? Si tu me fais tienne, rien ne pourra plus nous séparer quand nous irons vers les Sources Jaunes…
Elle souriait tout en ôtant sa veste de cotonnade et en dénouant le cordon de sa chemise. Émerveillé, le jeune homme n’eut qu’à la recevoir dans ses bras et oublia toute notion de prudence. À cet instant, l’éclatement d’une bombe éclaira le ciel assez près pour secouer les branches flexibles du saule. Ils ne s’en aperçurent même pas et peu après, le tonnerre d’un canon servit seulement à couvrir le petit cri de douleur d’Orchidée au moment où elle devenait femme.
Par la suite, la conscience de ne plus faire qu’un avec son amant stimula son courage. Sachant bien que Pivoine garderait secrets ses projets, elle l’épia avec la patience d’un lama tibétain, essaya de lui arracher un mot ici ou là et finit par comprendre qu’elle pensait enlever la demoiselle américaine et la livrer aux Boxers pour lui faire avouer la cachette du Lotus. Or, si l’étrangère mourait sous la torture, Orchidée et ses semblables deviendraient des objets d’horreur aux yeux des autres Blancs. Édouard, peut-être, la rejetterait…
C’est ainsi qu’au début de la seconde semaine d’août, Orchidée, vers minuit, vit Pivoine se glisser dans le pavillon où dormaient plusieurs des femmes blanches puis ressortir peu après avec miss Alexandra. Comprenant alors qu’il n’était plus l’heure de tergiverser et que le danger pressait, elle courut à la recherche d’Édouard dont elle savait qu’il serait cette nuit à la redoute installée sur les ruines de la Légation de France. Or, il n’y était pas mais elle trouva deux hommes dont elle savait qu’ils étaient ses meilleurs amis : un des jeunes traducteurs du ministre français nommé Pierre Bault et un peintre, Antoine Laurens, arrivé à l’ambassade de France juste avant le début des hostilités.
Désespérée, elle essayait de leur expliquer ce qui se passait quand Édouard arriva armé d’un fusil et d’une tranche de pastèque destinée à être partagée. Dès lors, tout alla très vite : guidés par elle, les trois hommes trouvèrent sans peine le passage ouvert par Pivoine et s’enfoncèrent dans les entrailles de la terre après avoir ordonné à Orchidée de rester où elle était et de ne les suivre en aucun cas. Le mieux serait même qu’elle rentre chez elle car d’autres soldats allaient arriver pour garder le passage, mais elle s’y refusa. Cachée derrière un pan de mur elle attendit le résultat de l’expédition en s’efforçant de calmer les battements de son cœur qui résonnaient dans ses oreilles. Pendant un instant, ce fut le seul bruit qu’elle entendit et le silence lui parut plus angoissant que l’écho d’une bataille ; puis des marins arrivèrent pour prendre position à l’entrée des caves.
Seule dans son coin, Orchidée luttait contre les plus terribles suppositions : les trois hommes ne parvenaient pas à délivrer la jeune fille… ils se faisaient tuer. Pis encore, ils tombaient vivants aux mains des Boxers ! En ce cas, la jeune Mandchoue savait qu’elle ne survivrait pas à celui qu’elle aimait : si elle ne parvenait pas à le libérer, une ceinture attachée à la branche d’un arbre lui permettrait de le rejoindre.
Quand ils reparurent enfin au bout d’un temps interminable, la joie qu’elle éprouva fut si forte qu’elle trouva juste assez de force pour se jeter au cou d’Édouard sans se soucier des convenances. Qui donc y songeait d’ailleurs ? La victoire était totale. Non seulement la petite expédition rentrait intacte mais elle ramenait, plus morte que vive sans doute bien qu’en bon état, cette miss Alexandra au secours de qui elle avait couru.
— Malheureusement, dit Antoine Laurens, cette misérable femme nous a échappé.
— C’est aussi bien, soupira Édouard. Je n’aurais pas aimé devoir exécuter la sœur d’Orchidée.
— Elle n’est pas ma sœur, murmura la jeune fille qui avait compris le sens de ces paroles.
En ayant déjà trop dit, Orchidée raconta tout, avouant sans hésiter, avec un beau courage, qui elle était. Ce qui pouvait lui valoir la prison ou pis dans un quartier assiégé et si près de sa fin. Au lieu de cela, les trois hommes, après s’être concertés du regard, décidèrent d’un commun accord de confier la jeune fille à Mme Pichon. Risquant sa propre vie – la rancune de ses frères de race et surtout de l’Impératrice ne manqueraient pas de s’abattre sur elle –, la jeune princesse venait de sauver une fille de la libre Amérique. Et comme elle l’avait fait par amour, elle eut droit dès cet instant à beaucoup de sollicitude et de gentillesse. Il ne fut plus question pour elle de retourner dans son pavillon ruiné. Pivoine avait disparu et sa vengeance était encore à craindre.
Sûre, désormais, de mourir avec Édouard, Orchidée connut quelques jours d’un bonheur que tous deux étaient sans doute seuls à éprouver. Tout le monde attendait la catastrophe, eux vivaient sur un petit nuage bleu. Pour un peu, Orchidée eût souhaité que le siège durât encore de longs mois.
Il allait cependant vers sa fin. Le 14 août 1900, la colonne de secours tant espérée sans trop y croire s’enfonçait comme un coin de fer et de feu dans les bandes Boxers auxquelles Ts’eu-hi avait pris le risque d’adjoindre l’armée chinoise, atteignait Pékin et faisait son entrée dans la ville. Les cavaliers sikhs franchirent les premiers la vieille muraille tartare suivis des Américains, des Anglais, des Russes et des Japonais. Seuls les Français du général Frey manquaient encore à l’appel mais ils étaient occupés dans la plaine à nettoyer une poche de résistance. On ne les vit que le lendemain.