Pas entièrement gratuite cette promenade ! Certes, on put voir la jeune femme errer dans les ruines antiques, aux abords du petit couvent et dans les chemins plantés de cyprès, de pins parasols et de myrtes mais ces excursions apparemment dictées par le hasard avaient un but, et très précis : découvrir la propriété des Blanchard dont elle ne savait que deux choses : elle se trouvait à Cimiez et s’appelait « villa Ségurane ».
Il eût été facile d’en demander l’adresse à l’hôtel ou même au notaire avant de partir mais les événements s’étaient chargés d’enseigner la méfiance à la jeune veuve. Quant au commissaire Langevin ou même à Lartigue, il n’était pas question d’aborder le sujet avec eux pour des raisons évidentes. Aussi, après s’être munie, auprès du portier de l’hôtel, d’un plan de Nice et de ses abords, jugea-t-elle plus simple de se mettre en campagne.
Ce fut le quatrième jour qu’au bout d’un chemin planté d’eucalyptus elle découvrit, sur l’un des piliers encadrant une belle grille ouvragée, le nom qu’elle cherchait. Le cœur, à cet instant, lui battit un peu plus vite : là vivait l’homme qu’elle s’était juré d’abattre de ses mains. Elle approchait enfin le but de son voyage et se mit à examiner les alentours avec attention. Des murs élevés filaient de chaque côté des piliers, escaladant un sol capricieux et se perdant sous les branches basses de vieux pins tordus par le mistral. Après réflexion, elle choisit de longer celui qui suivait une pente montante et, soudain, parvenue sur une petite éminence dont le sommet arrivait presque à la hauteur du mur, elle put apercevoir la maison par une échappée entre de grands mimosas couverts de leurs boules jaunes dont le parfum s’exhalait jusqu’à elle.
C’était, sur une terrasse ornée d’orangers en caisse, une sorte de grande villa italienne avec un toit plat bordé de balustres à laquelle on avait jugé bon d’ajouter deux tourelles à poivrières de part et d’autre d’une énorme serre en vitraux de couleur qui formait une excroissance tout à fait incongrue sur l’un des flancs de là maison, lui ôtant ainsi toute chance de jamais prétendre à l’harmonie.
— Je ne sais pas ce que vous en pensez mais il y a vraiment des architectes qui font n’importe quoi ! déclara une voix venue d’en haut.
Levant la tête, elle vit Robert Lartigue installé sur une grosse branche et qui, armé d’une paire de jumelles, observait la villa Ségurane.
— Que faites-vous là ?
— Exactement la même chose que vous, ma chère : je regarde, je m’instruis… Ça fait même deux jours que je m’instruis et j’avoue que je vous attendais plus tôt.
— Vous saviez que je viendrais ?
— Bien entendu. Je croyais même que vous rappliqueriez dès le lendemain de votre arrivée.
— Encore aurait-il fallu connaître l’adresse ! Et je vous avais promis de ne pas bouger.
— Faire une promenade n’est pas contraire au repos. Quant à l’adresse vous n’aviez qu’à me la demander.
— Vous me l’auriez donnée ?
Le rire de Lartigue fusa à travers les branches :
— Bien sûr que non ! Je tenais à déblayer un peu le paysage. Cela m’a permis d’apprendre pas mal de choses…
— Quoi, par exemple ?
— Que votre beau-père est fort malade et ne quitte sa chambre que dans l’après-midi pour une chaise longue que l’on installe sur la terrasse. Au fait, est-ce que vous savez monter aux arbres ?
— Je savais très bien lorsque j’étais en Chine. Quoi que vous en pensiez cela pouvait, dans certaines circonstances, faire partie de l’éducation d’une princesse.
— Alors venez donc me rejoindre ! Il n’y a personne en vue et je vais à votre rencontre.
Avec son aide vigoureuse Orchidée se retrouva bientôt assise devant lui sur la grosse branche qu’il n’avait quittée qu’un instant. L’ombrelle était plantée un peu plus haut dans le cœur de l’arbre et les deux observateurs se trouvaient complètement cachés à tout promeneur qui n’aurait pas l’idée de regarder en l’air. Lartigue mit ses jumelles dans les mains de sa compagne :
— Tenez ! Regardez un peu, au premier étage, la troisième fenêtre en partant de la gauche. Elle est ouverte et l’on peut voir un pan de rideau blanc qui bouge. Si vous observez attentivement le fond de la pièce juste au-dessus de ce bout de tissu, vous apercevrez un visage d’homme barbu.
Orchidée s’efforça de régler l’instrument de façon à voir l’intérieur de la maison mais juste à ce moment une figure de femme s’interposa et elle baissa un instant les jumelles : en effet, sortant de la pièce une dame à cheveux gris vêtue d’une robe de soie noire à guimpe blanche venait d’apparaître sur le large balcon qui prolongeait la porte-fenêtre.
— Je gage que voici ma belle-mère ? murmura-t-elle d’une voix qui s’altéra malgré elle.
— Si vous parlez de celle qui vient de mettre le nez dehors c’est bien elle. La mère de votre époux, autrement dit.
— Elle ne lui ressemble pas ! fit Orchidée sèchement.
Aucune comparaison possible, en effet – sinon la taille élevée –, entre le blond et charmant Édouard et cette femme puissante au profil impérieux dont on devinait qu’elle n’avait qu’à paraître pour s’emparer de tout théâtre humain avec une implacable efficacité.
Cela n’avait d’ailleurs rien d’étonnant pour qui savait la vérité. Encore belle au demeurant !
Le journaliste ne releva pas la remarque. Il avait repris les jumelles mais ce fut pour les remettre à son épaule :
— Je crois que nous pouvons redescendre, dit-il. Je sais à présent tout ce que je voulais savoir.
— Vous peut-être mais je ne suis pas dans le même cas. Ainsi je n’ai pas aperçu Étienne Blanchard, mon beau-frère ?
— Et vous ne l’apercevrez pas. Il est absent…
— Absent ? Où est-il allé ?
— En Italie mais où, je ne sais pas exactement.
— Comment avez-vous pu apprendre cela ?
Lartigue haussa les épaules et entreprit d’aider sa compagne à quitter la branche :
— Savoir où et à qui poser les bonnes questions, c’est l’a b c du métier. On obtient de grandes choses avec un billet de banque. Quant à Étienne, il paraît qu’il s’éclipse de temps en temps – et même assez souvent – sans prendre la peine de dire où il va. Lui et sa mère ne s’entendent pas au mieux…
La déception était sévère pour Orchidée. En venant à Nice, elle n’imaginait pas un seul instant qu’elle pût ne pas trouver son gibier au repaire. D’après Édouard, ses parents étaient d’humeur plutôt casanière et son frère quittait rarement la propriété paternelle où il se livrait à des études d’horticulture et à des études sur les essences de fleurs qui, d’après ce qu’elle avait pu comprendre, lui servaient surtout d’alibi pour mener l’agréable existence d’un fils de famille riche. Où le trouver à présent ?
Le plan qu’Orchidée s’était assigné envers le meurtrier offrait l’avantage d’une grande simplicité : elle voulait approcher Étienne Blanchard, s’arranger pour obtenir de lui un rendez-vous dans un endroit un peu écarté ou même simplement chez lui et l’abattre sans autre forme de procès. Ensuite, elle ferait de son mieux pour échapper à la police et gagner un port – Gênes par exemple ! – d’où elle pourrait s’embarquer sinon directement pour la Chine, du moins en direction de l’Extrême-Orient. Si elle n’y parvenait pas, eh bien il lui resterait à subir le sort que la justice française lui réserverait !