— Un tout petit miracle alors ? L’autre jour, en prenant le train, j’ai appris que vous aviez eu un accident, que vous étiez soigné ici et puisque j’ai décidé d’y séjourner il m’est apparu naturel de venir vous voir. Ne sommes-nous pas d’anciens amis ?
— Je n’en espérais pas tant ! Pas plus que je n’imaginais que, sur cette terre, il me serait donné de vous revoir. Ainsi, vous n’êtes pas partie ?
Orchidée prit les béquilles et les repoussa pour prendre place auprès de Pierre.
— Qui vous a dit que je devais partir ? Lorsque nous nous sommes revus je vous ai menti. Il n’était… oh ! que c’est difficile à exprimer ! En fait je n’allais pas rejoindre Édouard…
— Je sais. Je l’avais compris bien avant qu’un journal me tombe sous les yeux. Alors même que vous étiez encore dans le train je savais, je sentais que vous étiez en difficulté… que quelque chose n’allait pas. J’ai demandé alors à descendre à Marseille afin de m’occuper de vous. C’était impossible après les exploits du prince Kholanchine. Je devais aller jusqu’à Nice et le malheur a voulu qu’en gare je me retrouve blessé, sans aucune possibilité d’aller à votre secours. Tout ce que j’ai pu faire a été de téléphoner à Antoine Laurens. Par chance, je l’ai trouvé chez lui : il rentrait tout juste de Rome.
— À ce moment, vous saviez à quoi vous en tenir pourtant ? Vous aviez lu la presse…
— Oui mais j’étais certain que vous n’étiez pour rien dans cette horrible histoire. Vous ne pouviez pas avoir tué Édouard. Vous vous aimiez trop tous les deux.
Une telle conviction, une si grande foi vibraient dans la voix de Pierre que, dans le cœur de la jeune femme, quelque chose s’émut. Celui-là croyait en elle réellement et elle devinait qu’il eût même nié l’évidence. Alors elle eut envie de le lui entendre dire :
— Vous avez à ce point confiance en moi ? Pourquoi ?…
Visiblement, la question, un rien brutale, le troubla. Il eut un geste évasif, un petit sourire un peu triste et détourna son regard où passait un nuage :
— Sait-on pourquoi on croit en Dieu ?… murmura-t-il.
Que c’était bon à entendre ! Orchidée sourit et posa sa main sur celle de son compagnon qu’elle sentit trembler.
— Merci pour cette joie que vous me donnez ! fit-elle avec une grande douceur, mais je suis loin d’être sans péchés comme disent les prêtres de chez vous… Puis, changeant soudain de ton : Restez-vous ici encore quelque temps ?
— Dans peu de jours j’espère que l’on m’enlèvera ce piège, fit-il en désignant le gros manchon blanc qui entourait sa jambe. Antoine a promis de venir me chercher… Au fait, il n’est pas avec vous ?
— Non. Il a dû, à ce que l’on m’a dit, se rendre en Espagne mais je pense que vous le verrez bientôt. C’est un homme qui tient toujours ce qu’il promet. Quant à moi… je suis venue ici me reposer un peu. J’avais besoin de calme, de soleil, d’un autre climat.
— Quelle bonne idée ! mais… pour le calme je ne suis pas certain que vous ayez bien choisi : le Carnaval commence après-demain.
— Je ne crois pas qu’il me dérangera. Je suis installée là-haut… sur la colline. C’est plein de jardins et très paisible… un peu comme ici. Vous vous trouvez bien dans cet hôpital ?
— Très bien… surtout depuis quelques minutes…
Orchidée rougit un peu : les yeux gris devenaient étrangement éloquents et elle ne résista pas au plaisir de s’y mirer un instant. Si jamais homme l’avait regardée avec amour c’était bien ce presque inconnu dont cependant elle devinait qu’il ne parlerait pas. Même Édouard au plus fort de leur commune passion n’avait jamais eu cette expression un peu affamée que voilait un sourd désespoir. Elle toussota un peu pour s’éclaircir la voix puis demanda :
— Est-ce que… est-ce que cela vous ferait plaisir que je revienne ?
— Vous demandez à un homme assoiffé s’il désire de l’eau fraîche, princesse ?
L’emploi soudain de son ancien titre la surprit :
— Pourquoi, tout à coup, m’appelez-vous ainsi ?
— C’est difficile à expliquer. Je viens d’avoir l’impression que vous n’étiez plus tout à fait Mme Blanchard, que… que vous êtes redevenue la jeune fille d’autrefois lorsque la tempête soulevée par les Boxers n’était pas encore passée… Je me trompe ?
— Un peu tout de même… Il est vrai que je désire retrouver ma première identité parce que je n’ai plus rien à attendre de ce pays mais je ne serai plus jamais celle que j’étais avant la guerre. Souvenez-vous que les murailles de la Cité Interdite formaient tout mon horizon ! J’ai parcouru les mers, j’ai visité une partie du monde occidental, j’ai appris d’autres leçons et d’autres façons de voir…
— Pourtant vous souhaitez retourner en Chine, n’est-ce pas ?
— Oui. Je voudrais revoir avant qu’elle ne parte pour les Sources Jaunes celle qui m’a servi de mère et que j’ai abandonnée… ma chère impératrice.
— Vous ne craignez pas son ressentiment ? On la dit impitoyable.
— On le dit mais je sais qu’elle m’aimait et j’ai un grand besoin de retrouver cette chaleur-là. C’est terrible, vous savez, d’être seule et étrangère sur une terre du bout du monde d’où le seul être qui vous aimait a disparu pour toujours…
— Qui vous dit qu’il était le seul ?…
Les mots qui venaient d’échapper à Pierre moururent soudain. L’esprit de la jeune femme n’était plus auprès de lui. Elle regardait s’avancer dans l’allée une femme en grand deuil portant à la main un paquet blanc de confiseur attaché par une mince ficelle dorée. Celle-ci marchait d’un pas assuré, sans regarder rien ni personne en direction d’un banc sur lequel trois vieilles dames étaient en train de tricoter tout en bavardant. Au premier coup d’œil Orchidée la reconnut : les jumelles de Robert Lartigue étaient assez puissantes pour qu’avec leur secours il fût possible de détailler un visage : celui d’Adélaïde Blanchard, avec son profil impérieux et ses yeux sombres, appartenait à la catégorie de ceux qui marquent une mémoire.
— Vous connaissez cette dame ? demanda Pierre à qui l’intérêt soudain de sa visiteuse n’échappait pas.
— Je crois l’avoir déjà vue. Et vous, est-ce que vous savez qui elle est ?
— Non. Depuis que je suis arrivé ici j’ai dû la voir deux ou trois fois. J’avoue n’avoir pas eu la curiosité de me renseigner auprès d’une infirmière mais si vous le souhaitez…
— Non… Je vous remercie : c’est inutile. Je dois l’avoir rencontrée dans le train.
Tout en parlant, elle se levait et tendait à Pierre une main qu’il osa conserver un instant dans la sienne :
— Vous reviendrez ? murmura-t-il.
— Naturellement ! Voulez-vous demain ?
— Le temps va me paraître long jusque-là mais je ne voudrais pas que vous vous imposiez une contrainte…
— Le vilain mot !… Il ne convient pas du tout lorsqu’il s’agit de passer un agréable moment avec un ami.
Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu sous la colonnade du péristyle, osant à peine croire à ce bonheur et cherchant à retrouver dans l’air la trace de son parfum. Pour le sentir encore un peu, il prit ses béquilles afin de suivre le même chemin mais il les reposa aussitôt. C’était idiot de s’enfiévrer ainsi. La dame de son cœur ne venait-elle pas de lui indiquer, d’un mot, la limite qu’elle entendait donner à leurs relations ? Un ami, rien de plus. C’était déjà beaucoup, sans doute, pour un homme qui, une heure plus tôt, n’osait en espérer autant mais lorsqu’elle s’était assise auprès de lui, son cœur s’était mis à crier de joie cependant qu’il éprouvait un mal fou à retenir les mots qui lui venaient en foule. Oh ! pouvoir lui dire l’amour amassé depuis si longtemps comme un trésor ! Un trésor inutile d’ailleurs et que Pierre ne se reconnaissait pas le droit de dépenser. En dépit de l’attention qu’elle lui montrait, elle demeurait une grande dame et lui un simple employé de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits… même si cette situation modeste lui permettait de rendre, comme Antoine Laurens lui-même, certains services occultes à son pays. Rien ne serait jamais possible entre eux. Bientôt l’orchidée précieuse retrouverait sa place au palais impérial et s’efforcerait d’oublier ces quelques années où l’amour l’avait entraînée plus loin certainement qu’elle ne le souhaitait.