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— Il faudra essayer de l’oublier, mon fils ! se dit-il. En attendant prends ce qu’elle veut bien te donner : quelques heures de sa présence pour en faire le bouquet séché dont, plus tard, tu chercheras à retrouver le parfum mais surtout tais-toi ! Il ne faut pas qu’elle sache que tu l’adores ! Elle serait capable d’avoir pitié et ce serait pire que tout !

C’est à ce moment qu’il découvrit qu’il avait oublié de lui demander son adresse…

Pendant ce temps et au fond de la voiture qui la ramenait vers Cimiez, Orchidée elle aussi réfléchissait et cherchait à comprendre pourquoi, tout à l’heure, elle s’était sentie presque heureuse en découvrant que Pierre l’aimait. Car il n’y avait aucun doute à avoir là-dessus. Elle en eut honte d’ailleurs et se reprocha cette petite bouffée de joie comme un crime. Comment la veuve douloureuse d’un homme assassiné depuis moins d’un mois pouvait-elle s’intéresser aux sentiments d’un autre ? Même si elle savait que cet autre était un être de qualité en dépit d’une situation subalterne, c’était indigne de celle qu’elle croyait être. Lorsque l’on porte en soi le sang des grands empereurs mandchous, on doit aux ancêtres et l’on se doit à soi-même de n’éprouver que des sentiments à la hauteur du rang : la douleur éternelle, la soif de vengeance, la recherche constante de la purification qui conduit à la suprême sagesse… Retrouverait-elle tout cela quand les portes de bronze du palais se refermeraient sur elle ? Il le fallait si elle ne voulait pas perdre la face devant sa propre image car, en délaissant ses devoirs et sa patrie pour l’amour d’un Blanc, elle avait commis une grave faute qu’il ne s’agissait pas d’alourdir en se penchant avec complaisance sur les sentiments d’un autre.

C’était une sottise d’avoir promis de revenir, surtout si vite, et la sagesse commandait d’oublier le chemin de l’hôpital Saint-Roch…

« Tu ne peux pas faire cela ! chuchota une douce et complaisante voix intérieure. Il en aurait trop de peine ! Cette visite était une faute mais ce serait injuste d’en laisser supporter tout le poids à un innocent. Tu iras demain, comme promis, mais pour la dernière fois… D’ailleurs tu te fais peut-être des illusions ? Quand on est malade dans une ville où l’on ne connaît personne, la moindre attention doit procurer un grand plaisir… »

Étant ainsi parvenue à un compromis qui lui parut satisfaisant, Orchidée s’efforça de repousser le souvenir d’une paire d’yeux un peu trop attachants. Ce qui l’attendait dans le hall de l’Excelsior Regina y réussit en partie.

En voyant sortir de derrière un aspidistra géant la robuste silhouette de Grigori Kholanchine, la jeune femme frémit et chercha du regard un autre palmier en pot pour se soustraire à la rencontre mais, outre qu’il n’y en avait pas, c’était tout à fait impossible : le Russe lui coupait le chemin vers les ascenseurs et elle se fût couverte de ridicule en battant en retraite vers le grand escalier. Elle prit donc son parti, constatant d’ailleurs à la rectitude de ses pas et au calme de sa personne que Grigori était certainement à jeun. Elle poussa même la longanimité jusqu’à lui adresser la parole la première :

— Comment, prince, vous êtes encore ici ? fit-elle de son ton le plus mondain. Ne vous voyant plus, je vous croyais parti.

Il la salua profondément puis, en se redressant, la couvrit d’un regard d’épagneul malade :

— Parti ?… Non ! Je voudrais mais tout à fait impossible tant que Lydia n’a pas donné réponse.

— Est-ce que vous ne l’avez pas vue ?

— C’est ça tout juste mais venez ! Venez prendre thé avec moi ! Difficile parler en dansant d’un pied sur l’autre devant ascenseurs !

— Vous voulez me parler ?

— Oui. J’ai besoin… compréhension, chaleur d’amitié…

Il semblait si malheureux qu’Orchidée, qui d’ailleurs n’avait rien d’autre à faire, pensa qu’elle pouvait bien lui accorder quelques instants. Le plaisir du thé aiderait à faire passer les confidences.

Comme il sied à un palace arborant la couronne anglaise sur ses menus, ses cartes postales, ses étiquettes et sa publicité en général, l’heure du thé y était élevée à la hauteur d’un rite et le salon où on le célébrait et que prolongeait une terrasse était l’un des plus beaux et des mieux ornés. Défendu du trop grand soleil par des plantes vertes et des stores blancs, il montrait, en dépit de l’affluence, cette atmosphère de dignité sereine et de bon ton qui rappelait un peu celle des clubs de Londres. Le bruit des conversations n’excédait jamais le murmure et seul, parfois, un tintement d’argenterie ou de porcelaine révélait qu’un peuple de serviteurs s’occupait des nombreux clients. L’air sentait les buns chauds, le « Darjeeling » de bon cru, la marmelade d’oranges et la fumée légère des cigarettes de « lattaquié » ou de tabac anglais.

L’entrée de la « dame en blanc » et de son imposant compagnon ne passa pas inaperçue. Un maître d’hôtel qui voilait de respect la vague inquiétude que lui causait l’arrivée d’un client réputé au moins bruyant les guida vers une petite table un peu à l’écart dans l’un des coins-fenêtres, et protégée de plus par une jardinière contenant des plantes exotiques. À la très vive satisfaction d’Orchidée que cette ambiance un rien austère tracassait un peu. Que se passerait-il si son compagnon se mettait à pleurer ou à déclamer de sauvages poèmes d’amour sentant le vent de la steppe et le crottin de cheval ?

Elle s’attendait à ce qu’il commande de la vodka ou du champagne et se trouva grandement soulagée quand il réclama du thé à la mode de son pays tandis qu’elle-même, bien entendu, demandait celui qu’elle préférait.

Nouvelle surprise : il n’entama pas le récit de ses déboires – au propre comme au figuré ! – avant que l’on eût servi. Et même lorsque la petite table fut couverte d’un assortiment de sandwiches, de pâtisseries, d’un service à thé et même d’un samovar, il garda le silence des grandes douleurs dont tout un chacun sait qu’elles sont muettes. Et ce fut seulement quand il eut englouti une grande quantité d’eau bouillante additionnée d’un thé noir comme de l’encre et fait disparaître la plus grande partie du contenu des plateaux qu’il poussa enfin un soupir :

— Partie, ma Lydia !… Partie avec ridicule petit comte italien !… Pourquoi ?

Les yeux se mouillaient déjà et Orchidée craignant que tout le liquide ingurgité se changeât en torrent de larmes, se hâta de lancer la conversation :

— C’est à elle qu’il faut poser la question ! Comment se fait-il que vous ne soyez pas parti à sa recherche ? Vous savez où elle est ?

— San Remo ! fit-il d’une voix caverneuse.

— Alors que faites-vous ici ? Vous devriez être là-bas ?

— Inutile ! fit-il en secouant sa crinière fauve. Petit voyage quelques jours. Doit revenir pour chanter théâtre du Casino. Sera plus facile à attraper surtout quand j’aurai étranglé ridicule petit comte…