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Orchidée accepta d’un sourire et prit avec dignité le chemin de la sortie, un chemin encore obstrué par le groupe agité dont Lydia d’Auvray était le centre. Cependant les voies de faits cessaient pour laisser place à une discussion qui ne s’annonçait guère plus cordiale. La voix de basse-taille du Russe tonnait au-dessus des gémissements hystériques de Lydia, des protestations méprisantes de son compagnon et des représentations anxieuses des intermédiaires comme un bourdon de cathédrale au-dessus de carillons plus modestes.

Kholanchine réclamait la divette comme sa propriété, assurant qu’ayant rompu sans l’en avertir le contrat moral (?) passé entre eux mais sans oublier d’emporter les bijoux dont il l’avait couverte, elle ne pouvait se commettre avec un « ridicule petit comte italien » et devait rentrer au bercail.

— Monsieur, riposta l’interpellé, sachez d’abord qu’un Alfieri ne saurait tolérer les injures d’un ours moscovite assez pingre pour reprocher quelques babioles à une jolie femme…

— Babioles ? rugit Grigori, les diamants de princesse ma grand-mère offerts à elle par tzar Alexandre Ier ? J’ai fait présent parce que je comptais épouser…

— Mais Gri-gri, larmoya Lydia, je t’ai déjà dit que je n’ai pas envie de me marier. Je suis trop jeune !

— Vingt-trois ans, c’est juste à temps ! Filles nobles se marient à quinze ou seize ans. Après : trop vieilles !

Cette mise au point publique de son âge – elle en avouait dix-neuf – fit redoubler les sanglots de la malheureuse et provoqua chez le « comte Alfieri » un redoublement de colère.

— Eh ! reprenez-les vos bijoux si vous y tenez tellement ! Lydia en aura d’autres !

D’un geste furieux il allait arracher le collier du cou de la jeune femme quand celle-ci protesta avec véhémence : elle ne voulait en aucune façon se séparer de pierres qu’elle aimait dans l’attente hypothétique d’autres qui ne viendraient peut-être jamais.

— Elles sont à moi et je ne veux pas qu’on me les prenne !

Ce qui parut ravir son ancien amant pour qui les diamants de sa grand-mère étaient inséparables de sa personne :

— Petite colombe ! Tu ravis mon cœur. Reviens, tu auras aussi émeraudes, saphirs…

— C’est ce qui s’appelle de l’amour désintéressé ! lança Alfieri, sarcastique. Il est évident qu’elle vous aime pour vous-même ! Allons, Lydia, cessez de vous comporter comme une enfant gâtée ! Songez à ce que je vous ai promis et…

Parole imprudente. Avec un grognement sauvage, Grigori se jeta sur lui et tout eût été à recommencer si le comte italien n’eût esquivé habilement la charge. Le Russe alla s’écrouler dans les bras d’un chasseur qui plia sous le poids, se releva avec une incroyable souplesse et fonça de nouveau sur son ennemi. Negresco et le maître d’hôtel le retinrent à temps mais il écumait de colère et couvrit l’autre d’injures bilingues dont une bonne moitié au moins était on ne peut plus compréhensibles. Attaqué dans ses mœurs intimes autant que dans la vertu de sa mère, l’Italien, blanc de colère, gifla l’irascible prince que ce traitement calma tout net. Ou a peu près…

— Je vais tuer misérable moujik ! Au sabre !… hurla-t-il.

— Permettez, Madame ! fit le nouveau cavalier d’Orchidée. Il est temps que je mette de l’ordre !

Laissant la jeune femme à l’abri d’un palmier nain, il s’avança entre les deux hommes :

— Puis-je vous rappeler au sens de la dignité, gentlemen, et par la même occasion vous offrir mes services puisque, apparemment, vous ne sauriez sortir de cette situation sans vous rendre sur le pré…

— Vous voulez que je me batte en duel avec ce… cet homme des cavernes ? glapit l’Italien. Tout ce qu’il mérite c’est une volée de coups de bâton… Que je suis tout prêt à lui offrir d’ailleurs !

— Ce n’est pas si simple, coupa Sherwood. Le prince Kholanchine, outre qu’il est cousin de Sa Majesté le Tzar, se trouve être l’offensé puisque vous l’avez giflé. Le choix des armes lui appartient donc et vous n’avez aucun moyen de vous dérober sous peine de forfaiture !

— Bravo ! Très bien ! applaudit Grigori en roulant furieusement les r. J’ai déjà dit : sabre ! Mais sabre cosaque. Pas ridicule petite chose européenne !

— Pourquoi pas un cimeterre ou un yatagan, pendant que vous y êtes ? gronda Alfieri. C’est grotesque !

— Le comte n’a pas tout à fait tort, fit sèchement l’Anglais. Le folklore ne saurait intervenir dans une affaire d’honneur et les chances doivent être égales. Veuillez faire choix de vos témoins, gentlemen, et je réglerai le combat. Mais auparavant je tiens à dire, prince, que si je n’anticipais pas pour vous une leçon méritée, je m’en chargerais volontiers moi-même.

— Pourquoi ? fit Grigori en ouvrant de grands yeux douloureusement surpris. Vous êtes inconnu pour moi…

— Sans doute mais vous ne vous en êtes pas moins conduit comme un goujat. Quand on a l’honneur d’escorter une dame aussi distinguée que belle, on ne la plante pas là en plein restaurant pour courir après une autre. Aussi lorsque le comte Alfieri sera satisfait, j’aurai, moi, le plaisir de vous boxer ! À présent, voici ma carte. J’ajoute que mon yacht, le Robin Hood, est ancré dans le port. Je serai à bord dès que j’aurai raccompagné cette lady chez elle et j’y attendrai vos témoins. Gentlemen !

Un salut bref et lord Sherwood, tournant les talons, s’en vint offrir derechef son bras à Orchidée que jusqu’à présent aucun des protagonistes de la scène n’avait remarquée. N’écoutant que ses remords Grigori voulut lui emboîter le pas mais l’autre l’en empêcha d’un sec :

— Il suffit, prince ! Seul le silence peut vous éviter un nouveau ridicule !

Le groupe, et tous les curieux qui s’étaient agglutinés autour, s’écarta devant le couple. Lorsque la jeune femme quitta le clair-obscur des palmiers en pots et apparut en pleine lumière, blanche et véritablement royale dans ses dentelles neigeuses, Lydia d’Auvray ne put retenir une exclamation :

— Oh ! Mais c’est ma princesse ! Comme je suis contente et…

Quelqu’un dut la faire taire et la retenir. Orchidée, d’ailleurs, réussit à ne pas tourner la tête et sa sortie au bras du lord s’effectua au milieu d’un murmure admiratif tandis qu’un groom courait avertir le voiturier d’appeler l’équipage de lord Sherwood. Elle s’était contrainte à ne pas poser son regard sur cet étrange comte Alfieri dont la ressemblance avec un beau-frère exécré lui semblait de plus en plus frappante. Elle ignora ainsi qu’il la suivit des yeux jusqu’à ce que l’écume de sa traîne eût disparu dans l’ombre des grands rideaux de velours pourpre.

En fait d’équipage, celui de lord Sherwood se composait uniquement de chevaux-vapeur : ceux dissimulés sous le capot d’une puissante automobile Panhard et Levassor rutilante de cuivres et conduite par un immense Sikh barbu dont le turban blanc semblait flotter au-dessus de la voiture comme une petite lune.

— J’espère, Madame, que cet engin ne vous fait pas peur ? dit le lord en aidant la jeune femme à s’installer sur les coussins de cuir. Sinon nous prendrons une calèche.

Pour rien au monde, Orchidée n’eût avoué qu’elle détestait ces mécaniques bruyantes et pestilentielles. Il n’est jamais bon de décourager les bonnes volontés. Elle se laissa donc envelopper, par-dessus sa cape d’hermine, d’un vaste cache-poussière muni d’un capuchon et le « mécanicien » lui étala sur les genoux une couverture en peau de léopard doublée de velours tandis que son nouveau chevalier servant enfilait sur son habit un paletot en chèvre du Tibet, se coiffait d’une casquette à carreaux et chaussait de grosses lunettes qui lui donnaient l’air d’un batracien moustachu.