— Qu’allez-vous faire de votre journée ?
Lartigue grimaça un sourire et reprit sur une chaise le panama cabossé qu’il y avait déposé en arrivant.
— Quelques visites ! Par exemple dans les hôtels de Nice pour essayer de trouver trace de cet Alfieri. Je sais déjà qu’il n’est pas dans celui-ci : c’est toujours ça !
— Bonne chasse !
Orchidée regarda la petite montre attachée à sa ceinture par une châtelaine. L’heure avançait et, en dépit de l’envie qu’elle éprouvait de s’attarder un peu au soleil sur cette terrasse fleurie d’où l’on entendait tinter les cloches du petit couvent voisin appelant les fidèles à la messe dominicale, il était temps d’aller changer de toilette avant de se rendre à l’invitation de lord Sherwood.
On pouvait trouver bizarre, à première vue, l’idée d’amarrer un yacht dans le vieux port de Lympia (des Eaux Pures) fréquenté par les courriers pour la Corse et les bateaux de pêche au lieu d’en étaler la splendeur dans l’admirable baie des Anges que le Créateur semblait avoir dessinée pour la seule joie de vivre. Cela tenait autant au caractère du propriétaire, fort amateur de folklore et de couleur locale, qu’au fait que le Robin Hood était un steamer de fort tonnage à peine moins imposant que le Britannia du roi Édouard VII.
Pareil navire ne représentait pas, d’ailleurs, la simple fantaisie d’un homme riche : voyageur passionné et grand marin devant l’Éternel, le lord se fût senti déshonoré en prenant passage à bord d’un quelconque long-courrier ou autre paquebot. Ses mâts, ses cheminées et son fanion s’étaient découpés sur tous les cieux, sur toutes les mers du monde, même sur les gigantesques vagues du Sud austral et, pour lui, appareiller à destination du Japon, de l’Amérique ou des îles Sandwich était aussi simple et naturel que, pour un Londonien moyen, prendre un omnibus pour Chelsea. Aussi préférait-il toujours un véritable port même s’il y voisinait avec des rafiots plus ou moins rouillés et de pittoresques tartanes sentant fortement le poisson et les algues. Les élégants mouillages pour navires de plaisance n’étaient pas sa « cup of tea » !
Au surplus, le cadre de la Lympia lui donnait d’ailleurs pleinement raison : serré entre les pentes du Mont-Boron et le roc du Château, le port faisait surgir de l’eau un jaillissement de vieilles maisons dont les murs patinés allaient de l’ocre au pourpre foncé en passant par des roseurs de chair et des brillances de corail. Des plantes grimpantes s’y accrochaient avec des filets en train de sécher et la lumière, selon l’heure, s’y faisait douce ou éclatante. Le flot, évidemment, ne possédait plus sa limpidité d’antan : les moirures du pétrole y remplaçaient parfois l’écume scintillante que soulevaient jadis les rames des galères mais les terrasses des petits cafés s’y emplissaient, à l’heure de l’apéritif, d’une foule bigarrée et bon enfant dont les rires et les plaisanteries faisaient chanter tout le décor… Au milieu de ces couleurs, la longue coque blanche du Robin Hood mettait une note d’élégance pure et de raffinement offrant un agréable contrepoint aux ruines sévères du château au pied duquel il était amarré.
Lord Sherwood accueillit Orchidée à la coupée de son bateau. Il arborait un demi-sourire qui était chez lui le signe d’une extrême satisfaction ou d’une grande gaieté.
— Vous êtes l’exactitude en personne, baronne, et j’en suis très heureux. En effet, je vous ai demandé de venir à cette heure dans l’espoir de pouvoir causer un instant avec vous avant l’arrivée de mes autres invités. Voulez-vous une coupe de champagne ?
Tout en parlant, il la guidait vers la plage avant où, sous une tente, un salon de rotin et de chintz était disposé autour d’une table supportant des verres et des boissons variées. Le Sikh de la veille, qui remplissait les doubles fonctions de chauffeur et de maître d’hôtel, se tenait debout à côté de la table, prêt à servir. Orchidée déclina le champagne offert mais accepta un verre de porto. Son hôte prit un whisky écossais, après quoi le serviteur se retira :
— Vous désiriez me parler ? demanda la jeune femme.
— Bien entendu ! Je pensais que vous souhaiteriez connaître le résultat de l’affaire d’hier soir ?
— En effet et je vous remercie de nous avoir ménagé ces quelques instants. Pour ma part j’ai reçu un mot accompagnant une quantité de fleurs de la part du prince. D’où j’ai conclu qu’il s’en est tiré sans trop de dommages mais j’avoue un peu d’inquiétude pour son adversaire ?
— Ne soyez pas en peine. Il va assez bien. Vous pourrez vous en assurer tout à l’heure car je l’ai prié à déjeuner en compagnie de la grande dame qui a bien voulu nous prêter son jardin. Il se trouve d’ailleurs qu’elle est une amie du prince Grigori comme de moi-même.
— Ainsi, grâce aux dieux, cette affaire stupide n’a pas tourné au drame ?
— Au drame ? Vous voulez dire, baronne, que nous avons donné dans l’opéra-bouffe.
Et il se mit à raconter comment le combat s’était achevé rapidement, après quelques passes d’armes, les combattants s’étant égratignés mutuellement avec une simultanéité tout à fait remarquable.
— Nous avions, les témoins et moi-même, obtenu que l’on s’arrêterait au premier sang ; la dame en l’honneur de qui l’on se battait ne méritant guère que l’on s’égorgeât pour elle. Notre jugement se trouva renforcé quand nous la trouvâmes debout dans une voiture barrant la sortie du domaine, gémissant et sanglotant sous un deuil d’opérette et en compagnie d’un reporter du Petit Niçois…
— Elle avait prévenu les journaux ?
— Eh oui ! Enfin, ce qu’elle a pu trouver. Dans son métier une bonne publicité n’est pas à dédaigner. Elle ne pouvait rêver mieux qu’un duel.
Orchidée ne put s’empêcher de rire :
— Si je vous ai bien compris, tous deux ont été blessés ? Lequel a-t-elle choisi de soigner ?
— À votre avis ?
La jeune femme n’hésita même pas. Elle n’aurait pas reçu tant de fleurs si Grigori avait été malheureux.
— Je parie pour celui qu’elle appelle « Gri-gri ». On ne tourne pas le dos à quelqu’un qui vous offre les trésors de Golconde.
— Gagné ! Elle a couru se jeter à son cou en versant des torrents de larmes et en accablant de sa malédiction le pauvre Alfieri qui n’était plus là pour les entendre : il m’avait déjà demandé de le recueillir dans ma voiture pour échapper aux journalistes.
— C’est un Italien, n’est-ce pas ? Savez-vous d’où il vient ?
— De Rome… ou plutôt de Sardaigne ! Oui, il me semble que c’est cela. Il voyage beaucoup mais revient toujours à Nice pour le Carnaval. Il y possède une maison, je crois.
— Somme toute, vous ne le connaissez pas ? Pas plus que moi, d’ailleurs, et cependant vous nous avez invités l’un et l’autre aujourd’hui. Pourquoi ?
Lord Sherwood prit un moment pour répondre, employant ce temps à dévisager aimablement sa belle visiteuse :
— Votre miroir, Madame, vous donnerait une meilleure réponse que je ne saurais le faire, fit-il galamment, mais je dirais que j’aime à recevoir ici des personnalités hors du commun. Certaines demeurent mes amies, d’autres ne font que passer… Au nombre des premières, il y a la princesse Yourievski chez qui nous étions ce matin. C’est une femme extraordinaire : elle a été d’une grande beauté dont il ne reste rien, malheureusement. Le tzar Alexandre II qui l’épousa morganatiquement l’aurait sans doute élevée au trône s’il n’avait été assassiné. Elle a quitté la Russie après sa mort et vit la plupart du temps à Nice où elle possède, sur les collines, une grande culture de fleurs.