Une joie délirante, celle que l’on ressent dès lors qu’il est donné de remonter des enfers, envahit les rescapés de ce siège qui avait duré cinquante-cinq jours, mais cette allégresse Orchidée ne la partageait pas. Qu’allait-elle devenir à présent ? La Chine était vaincue. Sa puissance appartenait au domaine du passé. En outre, elle allait devoir payer de lourds dommages de guerre. Certes, les Boxers avaient disparu comme le vent de sable qui aveugle et empêche de respirer mais l’armée s’était écroulée avec eux. Il n’y avait plus de gouvernement chinois et l’on disait que Ts’eu-hi fuyait vers le nord sous la cotonnade bleue d’une paysanne. La Cité Interdite, si bien close depuis des siècles, s’ouvrait largement pour accueillir les chefs barbares. Le monde qui avait été celui de la princesse Dou-Wan s’éteignait. Il n’était pas certain qu’il y eût place dans le nouveau pour Orchidée.
Ne voulant pas être une charge ou une gêne pour celui qu’elle aimait, celle-ci décida qu’il lui fallait à présent retourner vers ce qui restait des siens. Plus personne n’avait besoin d’elle : Édouard était accaparé par mille tâches. Quant à miss Alexandra dont le père avait trouvé la mort, elle venait de quitter Pékin avec sa mère sans même un mot de remerciement pour celle qui l’avait sauvée. Au fond, c’était sans importance…
Un soir, tandis qu’Orchidée s’occupait mélancoliquement à rassembler dans un morceau de toile ses maigres biens, elle vit Édouard entrer dans sa chambre, portant avec précautions sur ses bras étendus une robe de satin couleur fleur de pêcher.
S’il s’aperçut des préparatifs de la jeune fille il n’en montra rien, déposa son fardeau sur la couchette puis, se retournant il s’inclina légèrement et sourit :
— Je suis venu te demander si tu veux m’épouser, Orchidée ?
— T’épouser ? balbutia-t-elle saisie. Tu veux dire…
— Je veux dire devenir ma femme. Est-ce que le mot ne serait pas clair pour toi ? M. Pichon me renvoie en France et je voudrais que tu m’accompagnes. Si tu veux, nous serons mariés demain.
— Comment est-ce possible ? Tu adores le dieu Christ et moi je n’en sais que ce que tu m’as appris.
— Cela suffira si tu l’acceptes. Mgr Favier pourrait te baptiser ce soir.
Pour toute réponse, Orchidée se jeta en pleurant dans les bras de son ami. Les portes de la vie, si cruellement closes l’instant précédent, venaient de s’ouvrir d’un seul coup pour laisser entrer une éclatante et joyeuse lumière. Que pouvait espérer de mieux cette jeune Mandchoue déracinée que partir avec celui qu’elle aimait et couler auprès de lui tout ce qu’il lui restait de jours à vivre ?
Le mariage qui eut lieu le lendemain en présence d’Antoine Laurens, de Pierre Bault, de l’ambassadeur Pichon, de sa femme et de quelques personnes fut très surprenant pour la nouvelle convertie. La grande cathédrale du Pé-Tang était certes un monument imposant mais elle avait beaucoup souffert des attaques subies. Ses murs, ses vitraux, ses voûtes étaient éventrés, troués comme des passoires et le soleil entrait plus qu’il ne l’aurait dû. Les grandes orgues elles-mêmes en avaient eu leur part et émettaient au moins autant de couacs et de ronflements bizarres que de sons harmonieux mais la mariée était ravissante et le marié rayonnait de bonheur.
Ensuite, il y eut le long voyage vers l’Europe : la mer qui n’en finissait pas plus que la félicité du couple. Follement amoureux de sa jeune épouse, Édouard Blanchard ne savait que faire pour la combler et, surtout, lui éviter toute impression désagréable car il était pleinement conscient de lui imposer un changement d’existence qui pouvait être difficile.
Tant qu’ils furent sur le bateau, Édouard évita de mettre Orchidée en contact trop étroit avec les autres passagers dont les indiscrétions auraient pu la choquer. Ils ne quittaient guère leur cabine que pour de longues promenades sur le pont. On les servait chez eux et, le reste du temps – le peu d’heures qu’ils ne passaient pas au lit à s’aimer – Édouard poursuivait l’éducation européenne de sa jeune femme. Tous deux bénéficiaient d’ailleurs de cette brillante aura qui nimbe les grandes amours. On se chuchotait autour des tables à thé ou des cocktails du bar l’histoire romantique autant qu’invraisemblable d’une fille naturelle de la fabuleuse Ts’eu-hi venue combattre aux côtés de son amant dans les atrocités du siège. On murmurait qu’elle possédait des charmes magiques et même – cela c’était la trouvaille d’une sentimentale baronne allemande qui avait trop lu Tristan et Yseult – qu’elle lui avait fait boire un philtre d’amour dans les souterrains d’un temple secret voué, pour on ne sait quelle obscure raison, à Kâli. Apparemment, la baronne mélangeait quelque peu les panthéons asiatiques.
Donc, on causait mais, en général, on laissait le jeune couple savourer en paix sa lune de miel. Ce n’était pourtant pas faute de le déplorer : les femmes grillaient d’aborder l’énigmatique princesse pour apprendre d’elle des secrets de beauté, les hommes rêvaient volontiers à elle, tous s’efforçant de percer les transparences des voiles dont elle s’enveloppait la tête pour sortir au bras de son époux.
En réalité, si Orchidée ne s’était sentie soutenue par l’amour passionné de son mari, elle eût trouvé que changer à ce point de civilisation constituait une rude épreuve. Tout était si nouveau, si étrange !
Il y eut d’abord l’utilisation de vêtements européens. Bien sûr durant les jours passés à la Légation britannique, l’œil d’Orchidée avait fini par s’accoutumer à la mode occidentale. Ce fut une autre affaire quand il fut question de l’y introduire.
Lorsqu’elle appartenait à l’entourage de l’Impératrice, la toilette de la jeune princesse obéissait à un rituel immuable : en sortant du bain, une suivante la revêtait de linge en soie parfumé puis d’une longue robe de satin, doublée ou non de fourrure suivant la saison, et d’une tunique de mousseline brodée. On lui passait des bas de soie blanche et enfin des chaussures mandchoues, en soie brodée et très hautes, dont les talons doubles se situaient au milieu de la semelle.
À présent, en dehors du linge qui était toujours en soie ou en fin linon, il fallait passer des pantalons dont l’utilité ne paraissait pas évidente puisqu’ils étaient fendus, des jupons ornés de jolies dentelles – ce qui n’avait rien de triste ! – mais surtout un corset de satin blanc qui, sous un aspect débonnaire, n’était rien d’autre qu’un outil de torture.
Craignant une réaction toujours possible, Édouard se chargea personnellement du premier essayage, conseilla à sa jeune épouse de s’arrimer solidement à l’une des colonnettes qui supportaient le plafond de leur cabine et se mit à tirer sur les longs lacets. Naturellement mince et déliée, Orchidée eut tout de même l’impression que son époux essayait de la couper en deux. Le souffle lui manqua tandis que sa taille s’étranglait et que ses seins, cependant jolis, fermes et bien placés, lui donnaient l’impression de remonter jusque sous son menton… Habituée à une entière liberté du corps elle protesta :
— Est-il vraiment indispensable que je m’affuble de la sorte ?
— Indispensable, mon cœur ! Que vous soyez princesse ou petite bourgeoise ne fait rien à la chose : si vous ne portez pas le corset vous passerez pour une créature de mauvaise vie.
Les robes faites de tissus légers et ravissants consolèrent un peu la néophyte mais les chaussures posèrent un nouveau problème. Accoutumée aux pantoufles de velours à semelles de feutre ou bien aux très hauts patins sur lesquels une femme se devait de bouger aussi peu que possible afin de s’apparenter à une idole, Orchidée commença par trouver affreux et mal commodes les bottines et les escarpins, voire les cothurnes à talons hauts qui vous obligeaient à marcher sur la pointe des pieds. Mais il était si agréable ensuite de laisser Édouard les ôter, agenouillé devant elle, puis faire glisser doucement, en une longue caresse, la soie arachnéenne du bas brodé qu’elle s’y habitua vite.