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— Si vous ne vous en souvenez pas, pourquoi voulez-vous que je me rappelle une circonstance qui n’existe pas. Vous êtes le comte Alfieri ?

— On vient de vous l’apprendre et…

— Moi, je suis la baronne Arnold et je puis vous certifier que ces deux personnages se trouvent en face l’un de l’autre pour la première fois… Voulez-vous m’excuser un instant ?

Trois retardataires venaient d’apparaître. Le ballet bien réglé des présentations reprenait, après quoi lord Sherwood donna l’ordre d’appareiller tandis que l’on passerait à table. La vieille princesse Yourievski jugea spirituel de pousser des petits cris effrayés !

— Il s’agissait donc d’une croisière ? Mon Dieu… mais vous auriez dû nous prévenir !

— En aucune façon, chère amie ! Le Robin Hood vous conduit tout simplement de l’autre côté du rocher du Château. Avec des jumelles vous y serez admirablement placée pour assister à l’entrée de Sa Majesté Carnaval dans sa bonne ville de Nice… Si Votre Altesse Sérénissime veut bien me faire l’honneur de prendre mon bras ?

On gagna en cortège l’arrière du bateau où une table somptueuse attendait les invités sous un vélum de toile blanche. Comme il se devait lord Sherwood offrit à « Katia » de présider en face de lui tandis que lady Queenborough prenait place à sa droite et Orchidée à sa gauche. La table était ronde, ce qui permettait une meilleure convivialité. Néanmoins la fausse baronne perdit un peu de vue le « comte » qui se trouvait, lui, à la droite de lady Queenborough alors qu’elle-même héritait de Gordon Bennett. Ce dont elle éprouva une sorte de soulagement : il lui eût été difficile de se trouver côte à côte avec Alfieri.

Le repas fut exquis bien qu’assez ennuyeux : pendant les « ris de veau à la Maréchale », l’ancienne favorite causa pratiquement toute seule, égrenant d’une voix languissante des souvenirs sur l’Exposition universelle de 1868 à Paris qui ne captivaient personne. Le saumon de la Loire en sauce verte incita lord Queenborough à endiguer le flot en se lançant sur la pêche de ces intéressants bestiaux. Là gigue de chevreuil sauce poivrade donna des ailes à James Gordon Bennett au sujet des préparatifs de sa prochaine « Coupe », après quoi il parla du tout récent exploit du président Théodore Roosevelt qui venait, contre toutes les tempêtes du Sénat, de nommer un Noir, Mr. Gran, au poste de directeur des Douanes en Caroline du Sud. Ce qui mit tout de même un peu d’animation, les Anglais du déjeuner étant franchement contre. Lady Queenborough, pour tirer d’affaire son compatriote, profita de l’apparition des bécasses flambées pour lui conseiller, en tant que directeur de journal, de s’intéresser davantage aux fillettes américaines en prenant modèle sur le nouvel illustré français destiné aux jeunes filles : La Semaine de Suzette où les aventures d’une petite Bretonne cocasse nommée Bécassine faisaient la joie des lectrices et même de leurs mères. Gordon Bennett déclara que c’était, en effet, amusant bien qu’un peu trop folklorique pour les États-Unis. Hélas, la princesse Yourievski, ayant appris qu’il s’agissait d’une paysanne, s’indigna que l’on pût accorder quelque importance à de tels gens et prit pour exemple les moujiks russes dont la condition n’intéressait personne. Elle en profita pour se plaindre des difficultés qu’elle rencontrait avec ses cultures de fleurs et la mauvaise volonté de ses gens :

— Feu le tzar Alexandre a été bien inspiré en se faisant assassiner juste avant de couronner cette mégère, chuchota lord Queenborough à l’oreille d’Orchidée. Imaginez-vous la vieillesse qu’il aurait eue auprès d’elle ? C’était déjà beaucoup de l’avoir épousée mais au moins la solitude du trône lui aurait accordé quelque répit… Je crains fort que nous n’en ayons guère…

C’était sans doute aussi l’avis de sa femme car, lorsque l’on servit d’admirables truffes « à la serviette », elle en complimenta son hôte, lui demanda comment, ancré dans le port de Nice, il parvenait à se procurer toutes ces merveilles puis s’enquit de sa prochaine destination :

— Vous n’êtes pas homme à rester longtemps au même endroit, observa-t-elle. Malheureusement on ne vous voit pas souvent en Amérique.

— Plus que vous ne croyez, Milady ! J’ai passé l’automne en Floride et dans votre ville natale : La Nouvelle-Orléans que j’aime beaucoup en dépit de son côté un peu trop français. Vous voyez que vous êtes injuste.

— Je fais amende honorable ! Où allez-vous à présent ?

— À Singapour.

Le nom était évocateur et provoqua un brouhaha dont le lord profita pour murmurer à la seule intention de sa belle voisine :

— Il se peut que j’aille jusqu’en Chine. Au cas, Madame, où vous souhaiteriez revoir votre pays, je serais heureux de vous y conduire.

Un éblouissement passa devant les yeux de la jeune femme. Cette proposition tellement inattendue était-elle encore un présent des dieux ? Ce serait si simple d’accepter et de partir sans plus rendre de comptes à quiconque.

— Qui vous dit que je désire y retourner ? fit-elle.

— Rien ni personne ! Une simple intuition. Depuis que je vous ai offert mon bras au restaurant du Casino, j’ai l’impression que vous jouez un rôle et que vous ne vous sentez pas à votre place. Ce que vous avez lancé tout à l’heure à cette chère Katia a fait de cette impression une conviction. J’ignore pourquoi vous êtes ici mais je jurerais que vous avez envie de rentrer chez vous.

— Je n’ai plus vraiment de chez moi. Alors ici ou ailleurs…

— J’ajoute que je pourrais être votre grand-père et que vous seriez en parfaite sécurité sur ce bateau. Réfléchissez à ma proposition. Je lèverai l’ancre mercredi matin à l’aube.

Il n’en dit pas davantage. D’ailleurs sa voisine de droite lui parlait. Orchidée lui fut reconnaissante de ne pas insister et de la laisser à ses pensées. Son autre compagnon de table se consacrait tout entier à la dégustation des fameuses truffes qu’il arrosait d’un somptueux Château-Petrus et ne risquait pas de troubler sa méditation.

C’en était une, en vérité, et aussi une violente tentation. Ce serait si simple de tout oublier de ce qui lui empoisonnait l’existence : la vengeance d’abord et aussi peut-être ce sentiment bizarre que lui inspirait Pierre Bault et dont elle n’arrivait pas à démêler ce qu’il était au juste. Il n’y aurait plus à jouer la comédie, plus de partie de cache-cache avec la police, plus rien à craindre du tout ! Le beau yacht blanc, sous l’abri de son pavillon britannique, tracerait sa route à travers les mers jusqu’au port de Takou et alors…

À cet instant, la voix d’Alfieri vantant les charmes du printemps sur le lac Majeur parvint jusqu’à elle et lui arracha un frisson. Pas question de partir tant qu’il serait en vie, celui-là ! L’Europe avec ses pièges trop faciles et ses mollesses était en train de la pervertir jusqu’à l’âme et il était grand temps de réagir.

Prenant au hasard l’un des verres placés devant elle et qu’elle n’avait guère touchés, elle le but lentement mais jusqu’à la dernière goutte. Une idée lui venait : si elle arrivait à exécuter le meurtrier dans la nuit précédant l’appareillage du Robin Hood, personne n’aurait l’idée de venir la chercher à bord. En peu de temps, ce puissant marcheur aurait quitté les eaux territoriales françaises et elle se trouverait hors d’atteinte de la police. Sans s’en douter lord Sherwood venait de lui offrir ce qu’elle souhaitait obscurément : le moyen d’assouvir sa vengeance en évitant d’avoir à en répondre devant un tribunal français. C’était peut-être la faute du pays séduisant qui l’entourait mais elle avait envie de vivre, à présent. N’importe où peut-être sauf en prison !