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Lorsqu’on se leva pour prendre le café, elle sourit à son hôte.

— Il se peut que j’accepte votre proposition, lord Sherwood. Ce serait très agréable de faire ce voyage en votre compagnie. Et puis la guerre est finie depuis longtemps et je suis certaine que notre grande Impératrice saurait vous remercier de m’avoir ramenée.

— Vous êtes si proche d’elle ?

— C’est elle qui m’a élevée. Mon nom réel est Dou-Wan… princesse Dou-Wan, mais veuillez l’oublier à présent.

— Soyez tranquille… baronne ! Il vous suffira d’embarquer avant cinq heures du matin.

Orchidée l’aurait embrassé. Aucun étonnement, aucune question ! En bon Anglais, lord Sherwood eût considéré comme une incongruité de s’immiscer si peu que ce soit dans les secrets et la vie privée d’une dame qui jouissait de sa sympathie. Il avait fait une proposition : elle acceptait ou elle refusait. Aussi simple que cela ! Ses raisons n’appartenaient qu’à elle seule.

Soudain, sur les anciennes murailles du château, un canon tonna, lâchant dans le ciel bleu un petit panache de fumée blanche. La ville parut exploser en une bourrasque de sons et de couleurs qui partit de la préfecture où la gigantesque effigie en carton-pâte du Roi Carnaval, assis sur un tonneau, commençait sa promenade triomphale à travers sa bonne ville, escorté des Lanciers du Champagne et des Chevaliers de la Fourchette au milieu d’une énorme foule travestie et masquée qui hurlait sa joie et acclamait l’éphémère souverain.

Le Robin Hood s’était ancré à la hauteur de l’Opéra et, depuis le pont, ses passagers découvraient toute la Promenade des Anglais plantée de palmiers et de lauriers-roses, kaléidoscope de verts, de roses et de blancs avec ses hôtels neufs, ses villas, son immense plage de galets où les fils de Britannia découvraient depuis des dizaines d’années le plaisir d’une douce errance entre la mer bleue et la foisonnante végétation.

Tout à l’heure, après son passage dans les artères principales de la ville et surtout le Cours où se livrerait le plus gros des batailles de confetti, le cortège des chars représentant des scènes de contes de fées ou des animaux fantastiques traités sur le mode humoristique déboucherait finalement sur la Promenade où l’on pourrait les admirer sans même avoir besoin de jumelles.

Lord Sherwood en avait muni chacun de ses invités qui pouvaient ainsi suivre la fête sans craindre les fameux « bonbons » qui se déversaient à pleins sacs de toutes les fenêtres sur la foule colorée où le scintillement des paillettes allumait de brefs éclairs. Le bruit des fanfares emplissait l’air. Naturellement, Orchidée regardait comme les autres et s’amusait de ce tohu-bohu un peu délirant avec ses crépitements de pétards qui lui rappelaient le Nouvel An chinois :

— Ce délire ne vous paraît pas vulgaire ? fit une voix auprès d’elle, et il faut avoir le goût de la bagarre pour s’y mêler. Par contre, j’aimerais vous montrer le Corso fleuri de demain.

Le comte Alfieri venait de s’accouder à son côté. Son cœur manqua un battement : le moment était venu d’engager le fer. Sans cesser de regarder dans l’appareil optique, elle eut un petit sourire.

— On m’a déjà proposé de me montrer la bataille de fleurs. Merci de votre offre mais je n’aime pas beaucoup la foule et je suppose qu’elle sera aussi dense qu’aujourd’hui.

— Sans aucun doute mais le spectacle devrait vous plaire davantage. Il mérite d’être vu de plus près. De la terrasse de l’hôtel Westminster, par exemple, où nous pourrions prendre le thé ?

— C’est donc une invitation ?

— Formelle.

— Et pourquoi me l’adressez-vous ? Nous ne nous connaissons pas.

— Croyez-vous ? Il me semble, quant à moi, que je vous connais depuis longtemps.

Orchidée se mit à rire :

— Ah ? Voilà qui est mieux ! Tout à l’heure vous ne trouviez rien de plus original que demander où vous m’avez déjà rencontrée.

— Si vous avez envie de vous moquer de moi ne vous privez pas ! Votre rire est le plus joli qui soit.

— Ne me prêtez pas de si noires intentions et répondez d’abord à une question, s’il vous plaît !

— Laquelle ?

— Hier, lorsque vous escortiez Mlle d’Auvray, vous étiez bien loin de songer à moi. D’où vient cet intérêt soudain ? Du fait qu’on vous a préféré ce cher Grigori ?

— Vous ne pensez pas ce que vous dites ? Du moins je veux l’espérer, fit-il avec une gravité inattendue. Il faudrait être fou pour établir la moindre comparaison entre vous et cette jolie fille. Charmante, sans doute, mais incapable d’attacher sérieusement le cœur d’un homme.

— Ce n’est pas ce qu’en pense le prince Kholanchine. Et je vous rappelle que vous vous êtes battu pour elle. Un bien grand honneur, non ? Surtout s’il est immérité…

— Dois-je vous rappeler que je me suis battu contraint et forcé ? Sans ce cher lord Sherwood…

— Vous auriez sans doute vidé cette querelle à coups de poings comme des portefaix sur le quai d’un port, dit la jeune femme avec un dédain qui fit rougir la figure mate du jeune homme. J’estime que lord Sherwood vous a rendu service à l’un comme à l’autre. Le spectacle que vous offriez était sans doute amusant mais sans la moindre grandeur.

— Vous êtes impitoyable ! murmura-t-il sans songer à dissimuler sa colère. Au prix d’un effort qui fit saillir les veines de ses tempes, il parvint néanmoins à se maîtriser. Sa voix ne fut plus que douceur lorsqu’il remarqua :

« Nous voilà bien loin de notre point de départ, il me semble ! S’il m’en souvient, ce fut, de ma part, une innocente invitation à une tasse de thé en regardant le Corso…

— Seule avec vous ? Serait-ce bien convenable ? Je ne sais rien de vous à l’exception de quatre choses : vous êtes italien, jeune, comte et… plutôt séduisant.

— Enfin une parole aimable ! Ah, Madame, quelle joie vous me donnez !

Il semblait soudain tellement heureux que la jeune femme se demanda s’il était en possession de tout son bon sens. Ses yeux noirs irradiaient une joie semblable à celle d’un enfant que l’on vient de récompenser. Elle eut un sourire dédaigneux :

— Vous m’en voyez ravie mais vous ne répondez pas à ma question : qui êtes-vous ?

L’attitude du jeune homme changea complètement et se fit provocante :

— Acceptez mon invitation et je vous dirai tout…

Sa soudaine assurance déplut à la jeune femme. Elle eut un sourire narquois et, haussant les épaules :

— Qu’est-ce qui peut bien vous faire supposer que cela m’intéresse ?… Veuillez m’excuser : j’ai très envie d’une seconde tasse de café.

Elle le planta là et rejoignit lady Queenborough que le serviteur sikh était justement en train de resservir. Elle prit une tasse et s’assit auprès d’elle.

— J’avais envie d’aller vers vous, dit celle-ci, mais ce beau ténébreux vous assiégeait et j’ai craint d’être importune.

— C’était une erreur. Il semble appartenir à ces hommes qui se croient tout permis… Mais il s’agit peut-être d’un de vos amis et il se peut que je vous choque ?

— Moi ? Pas du tout ! C’est la première fois que je le vois. Il n’est pas d’ici, je pense ?

— Lord Sherwood dit qu’il y possède une maison et qu’il assiste toujours au Carnaval.

— C’est bizarre car nous venons chaque année, mon mari et moi, et je ne l’ai jamais rencontré. Il a pourtant un physique assez remarquable. Il est vrai qu’en cette période, on rencontre plus de masques que de visages découverts. Allez-vous, ce soir, au bal des Kotchoubey ?

— Non. Je connais peu de monde. Je suis seulement venue me reposer. L’invitation de lord Sherwood me semblait un bon moyen de voir la fête sans m’y mêler. Mais je n’ai guère envie de sortir.