— Je croyais que vous alliez au bal ?
— Ma foi, non ! Quelque chose me dit que sitôt le café avalé, j’aurai ma migraine.
— Alors, ce sera pour moi un réel plaisir.
Tandis que toutes deux rejoignaient la terre ferme, Orchidée regretta vivement que le soleil eût disparu derrière le massif du château, ce qui aurait rendu ridicule l’usage de son ombrelle, mais elle s’arrangea pour tourner la tête le plus souvent possible : de leur terrasse de café les deux hommes regardaient descendre les passagers du yacht. Instinctivement, elle chercha Alfieri dans l’espoir d’observer, entre lui et ces gens, un signe quelconque susceptible de prouver une connivence mais elle ne le vit pas. Il semblait avoir complètement disparu. Lord Sherwood était seul à la coupée de son bateau, levant parfois une main pour saluer l’un de ceux qui partaient.
La soirée fut charmante et brève. Quand les dames se retirèrent, laissant lord Queenborough en tête à tête avec un flacon de porto, elles montèrent se coucher. Robert Lartigue ne s’était manifesté d’aucune manière et Orchidée en fut plutôt satisfaite. En dépit de l’accord passé entre eux, elle était décidée à garder ses projets secrets afin d’être bien certaine que personne ne viendrait se mettre en travers.
En revanche, le lendemain matin, l’un des grooms lui apporta une lettre que l’on venait de déposer à son intention. De toute évidence et bien qu’il n’y eût aucune signature, elle venait de Lartigue. Le texte en était court et s’accompagnait d’une coupure de journal soigneusement pliée : « C’est bien lui, écrivait le journaliste. Soyez prudente et ne cherchez pas à l’approcher sans moi. L’article ci-joint vous montrera à quel point il est important que vous ne bougiez pas. Je viendrai dès que je le pourrai. Confiance !… »
Cette mise en garde fit sourire Orchidée. Elle lui prouvait à quel point le journaliste prenait à cœur sa tâche d’ange gardien, ce qui était plutôt touchant et, surtout, elle confirmait sa certitude : Étienne Blanchard et le comte Alfieri ne faisaient qu’un seul et même personnage mais, comme cet homme à double visage mourrait dans la nuit du lendemain et que l’aurore suivante se lèverait pour Orchidée sur les eaux bleues de la Méditerranée, les précautions n’étaient vraiment plus à l’ordre du jour. Pour la première fois depuis bien longtemps, la jeune femme se sentait sûre d’elle et d’une décision désormais irrévocable.
Aussi fut-ce d’un œil presque serein qu’elle lut le morceau de journal. On y annonçait que Pivoine venait d’échapper une fois de plus à la Justice. « La Chinoise meurtrière », comme l’appelait le rédacteur de l’article, avait trouvé moyen de simuler une grave crise d’appendicite nécessitant son transfert à l’Hôtel-Dieu d’où elle s’était enfuie le plus tranquillement du monde en volant les vêtements d’une infirmière. On était sur ses traces… Bien que grave, et même inquiétante, la nouvelle n’affecta pas Orchidée. Dans quarante-huit heures elle serait loin. Par contre, elle lui inspira une sorte d’admiration pour son ancienne compagne des « Lanternes rouges ». Le courage de cette fille était vraiment indomptable et lui permettait de se sortir de n’importe quelle situation, même celles qui paraissaient désespérées. En tant que Mandchoue, l’ancienne favorite de Ts’eu-hi en éprouva une certaine fierté et se sentit stimulée : c’était à elle, à présent, de faire montre de sa propre valeur.
CHAPITRE XII
UN VIEUX PALAIS.
Le spectacle était enchanteur et le ciel étincelant semblait tissé de fleurs… Tout au long de la Promenade des Anglais, une double file de chars et de voitures décorés, chargés de jolies femmes, marchaient au pas en se croisant. La bataille faisait rage mais, cette fois, les confetti et les désagréables « bonbons » faisaient place aux branches et aux bouquets d’œillets, de pensées, de pâquerettes, de primevères, de violettes, de mimosas, de camélias et de tout ce dont regorgeaient les généreux jardins de Nice et de ses environs. Des fleurs, il y en avait partout : au corsage des femmes et à la boutonnière des hommes mais aussi aux roues des chars et aux oreilles des chevaux, en motifs poétiques sur les équipages et au bord des grandes tribunes disposées le long de la plage. Les corolles parfumées emplissaient les corbeilles, tapissaient calèches et victorias où de jeunes et jolies femmes se tenaient debout, pour mieux viser leurs cibles. Certaines étaient à genoux pour résister à la tempête printanière. Les plus belles étaient l’objet des tirs les plus nourris et quelques-unes disparaissaient jusqu’à la taille dans l’amoncellement multicolore. Des chars représentant une fontaine de village ou une maison campagnarde véhiculaient de fausses paysannes habillées à Paris, une caravelle en camélias roses avec des voiles en narcisses portait une vraie princesse vêtue comme au temps d’Élisabeth et défendue par de joyeux pirates dont certains appartenaient au Jockey-Club. La moitié du gotha européen oubliait pour un moment le maintien compassé des salons pour s’abandonner, avec une ardeur communicative, au plaisir d’être jeune, charmant et de n’avoir d’autre souci que de s’amuser le plus possible. Sur toute cette gaieté régnait la statue, abondamment fleurie elle aussi, du roi Carnaval entouré de sa cour. L’éphémère souverain souriait béatement et semblait bénir de son sceptre agrémenté de rubans et d’une énorme touffe de mimosas le galant combat auquel se livraient ses bons sujets. À visage découvert, d’ailleurs, car le masque avait disparu.
Pour sa part, la terrasse de l’hôtel Westminster faisait une concurrence victorieuse au célèbre Marché aux Fleurs, dépouillé à cette heure du moindre pétale. De grandes corbeilles étaient mises à la disposition des clients, plus âgés en majorité que les occupants des attelages. Des bouquets enrubannés étaient disposés partout et il fallait faire très attention, lorsque l’on en saisissait un, de ne pas les confondre avec les chefs-d’œuvre floraux de tulle, de taffetas, de soie ou de velours qui coiffaient les dames. Ce qui n’empêcha pas le parterre d’iris mauve qui coiffait la marquise de Cessole d’atterrir dans les bras d’un berger façon Watteau qui le renvoya avec adresse, après un salut très Grand Siècle accompagné d’un merveilleux bouquet de camélias.
Ainsi que le fit remarquer lady Queenborough, « prendre le thé dans ces conditions relevait de l’exploit à moins d’aimer en faire une sorte de soupe à l’œillet ou à la violette… » mais, en fait, quand sonnerait l’heure sacro-sainte, une grande toile de tente serait déroulée au-dessus de la terrasse afin de permettre le service.
Admirablement accommodé dans un costume couleur biscuit, « Alfieri » attendait ses invités en compagnie de lord Sherwood qui, lorsqu’il ne portait pas l’habit, ne quittait guère sa tenue de yachtman, frappée de l’écusson de son bateau, et sa casquette galonnée. Le faux comte s’était fait réserver l’une des meilleures tables : pas trop proche de la balustrade ponctuée de vases Médicis en fonte mais suffisamment pour ne rien perdre du spectacle. À leur arrivée, il baisa la main des dames et leur offrit de ravissants bouquets : celui de lady Queenborough était composé d’énormes roses pâles et d’iris noirs. Quant à celui de sa jeune compagne, celle-ci eut en le recevant un battement de paupières trahissant sa surprise : un flot de rubans de satin liait une touffe d’orchidées blanches…
— On dirait un bouquet de mariée ! remarqua l’Anglaise qui ajouta avec un charmant sourire : Vous avez fait des folies, cher comte, et vous pouvez être sûr que je ne laisserai personne s’emparer de ces superbes fleurs…