— Je l’espère de tout mon cœur, fit le jeune homme en s’inclinant. Tant qu’elles dureront, vous m’accorderez peut-être une pensée amicale, milady ?
Orchidée, elle, ne dit rien. Sous son grand chapeau garni de mousseline blanche et de muguet, son teint s’était légèrement avivé. Étienne – puisque aussi bien il fallait en venir à lui donner ce nom – ne put s’empêcher de demander si les fleurs lui plaisaient.
— Elles sont magnifiques, murmura-t-elle, puis, relevant brusquement les yeux, elle s’offrit l’audace de demander la raison qui avait guidé ce choix. Avec une soudaine gravité, il répondit :
— Il me semblait qu’elles vous iraient bien.
Un char représentant les vestiges d’un temple grec servi par de jolies prêtresses drapées de voiles aux couleurs tendres et couronnées de roses souleva juste à cet instant une vague d’enthousiasme qui se traduisit par des acclamations en toutes langues et un déchaînement de fleurs.
Orchidée mit ses mains sur ses oreilles.
— Sommes-nous encore en France ? dit-elle en riant. Je ne comprends rien à tous ces cris.
— C’est peut-être, observa lord Sherwood, parce que Nice n’est pas française depuis longtemps qu’elle est si cosmopolite…
— En bonne justice elle devrait être anglaise, fit lady Queenborough occupée à lire la petite carte épinglée sur son bouquet. C’est nous qui l’avons découverte, lancée, et regardez ! Nous sommes une minorité à présent. Il n’y a guère que les Français à être moins nombreux que nous !… Comte, vous êtes un amour !
— Qui sont les autres, alors ? demanda Orchidée.
— Oh, il y a de tout ! Beaucoup de Russes mais aussi des Yankees, des Roumains, des Allemands, des Valaques, des Suisses, des Belges… quelques Italiens pleins de galanterie et des Hindous par-dessus le marché, ajouta l’Anglaise en désignant la victoria du maharajah de Pudukota qui passait devant l’hôtel, entièrement tapissée d’œillets pourpres au milieu desquels le prince, un sourire béat installé à demeure sur son visage, offrait à l’admiration générale une fabuleuse batterie d’émeraudes et de rubis plus deux ravissantes créatures, voilées jusqu’aux yeux, mais de mousselines vert pâle dont les transparences révélaient leur beauté et les nombreux bijoux d’or dont elles étaient chargées.
Autour du petit groupe l’agitation grandissait. Les compagnons de la jeune femme retrouvaient sur les chars ou simplement autour d’eux des gens de connaissance et se laissaient entraîner dans la folie ambiante. Seul Étienne n’y participait pas plus qu’Orchidée : assis de l’autre côté de la table, il se contentait de la regarder fixement.
Ce regard insistant la gênait. Pour se donner une contenance elle prit à son tour la petite enveloppe qui accompagnait ses fleurs, en tira la carte et comprit pourquoi on la dévisageait si obstinément : les quelques mots écrits n’avaient rien à voir avec un quelconque madrigal. « Faites comme si vous vouliez aller vous repoudrer. Je vous rejoindrai dans le hall pour un instant. Ne refusez pas, je vous en supplie ! Il faut absolument que je vous parle… »
Sans lever les yeux, elle remit calmement le bristol dans l’enveloppe, glissa le tout dans son réticule. Son visage soudain sévère n’avait rien d’encourageant mais, en face, le regard se fit implorant. Quelques minutes passèrent sans qu’elle fît mine de bouger. Même si elle brûlait d’envie de savoir ce qu’on avait à lui dire, son personnage exigeait qu’elle se fît attendre suffisamment pour que l’espoir d’Étienne diminuât… Il eut même l’air si malheureux qu’elle réprima un sourire. Enfin, tranquillement, elle se leva et se dirigea vers l’intérieur de l’hôtel, se rendit dans le salon des Dames, ne remit pas de poudre pour l’excellente raison qu’elle n’en usait jamais, rectifia pour la forme l’ordonnance d’une coiffure qui n’en avait pas besoin, se trouva plutôt belle et finalement regagna le hall. Assis sur une banquette dans l’attitude d’un homme que tout ce vacarme fatigue, Étienne l’y attendait. Il se leva et la rejoignit près d’une grande jardinière contenant un buisson d’azalées. Sans lui laisser l’avantage de l’attaque, elle dit très vite :
— Que voulez-vous ? Je n’ai pas beaucoup de temps à vous donner, alors faites vite !
— Justement j’ai besoin de temps et ici, ce n’est ni le lieu ni l’heure. Accordez-moi un rendez-vous dans un endroit où nous serons seuls. J’ai tant de choses à dire… et depuis si longtemps !…
— Nous serions-nous déjà rencontrés sans que je le sache ? persifla-t-elle avec un mince sourire.
— Oui. Je vous ai vue un jour à Paris mais vous n’aviez aucune raison de me remarquer. Vous brilliez de tout votre éclat à une soirée de ballets à l’Opéra. Moi j’étais au fond d’une loge d’où je vous dévorais des yeux et, par ces mêmes yeux, vous êtes entrée en moi… Non, ne parlez pas tout de suite ! Abandonnez un instant ce rôle que vous jouez et auquel je ne comprends rien. Je sais qui vous êtes. Je vous ai reconnue tout de suite l’autre soir au Casino. Ne me regardez pas ainsi ! Je ne suis pas fou… Je suis…
— Étienne Blanchard, le frère de mon époux assassiné. Vous voyez, moi aussi je vous connais et nous sommes à égalité de jeu. À présent répondez-moi ! Qu’avez-vous à me dire ?
— Tant de choses dont vous n’avez certainement pas la moindre idée ! N’imaginez surtout pas qu’il s’agisse de reproches ou d’invectives ! Quand vous viendrez chez moi vous comprendrez…
— Chez vous ? Dans la maison de vos parents qui n’ont eu pour moi que mépris ?
— Non. Je possède dans la vieille ville une antique demeure. C’est le seul endroit au monde où je me sente chez moi. Je vous y attendrai ce soir, pour dîner…
— Moi ? Que j’aille chez vous ? Il ne vous est jamais arrivé de penser que je puisse vous haïr ?
— C’est cela justement que je veux faire cesser. Je ne vous ai jamais détestée, Orchidée… bien au contraire, et c’est là mon malheur. Laissez-moi vous parler, vous expliquer !
— Ne pouviez-vous le faire à l’église, devant le cercueil de votre frère que vous m’avez défendu de suivre ?
— Non. C’était impossible ! Le frère d’Édouard ne pouvait agir autrement. Il me fallait m’éloigner. Je comptais revenir vers vous après quelques semaines… quand tout serait apaisé…
— Et, en attendant, vous êtes allé filer le parfait amour sous un nom d’emprunt avec Mlle d’Auvray ? ironisa Orchidée.
— Je la connais depuis l’enfance. C’est même elle, avec sa manie du théâtre, qui m’a donné l’idée de me créer une double vie, moins morne, moins étouffante que la mienne… mais il faut que je vous explique tout cela, il le faut ! Venez ce soir !
— Non. Pas ce soir !
— Vous n’êtes pas libre ? Alors demain ?… Oui, c’est cela : demain ! De chez moi on découvre toute la ville et nous pourrons admirer ensemble le feu d’artifice. Ne refusez pas, je vous en supplie ! Vous pourriez me pousser à… des réactions que nous regretterions l’un et l’autre…
— Quoi par exemple ? fit-elle avec hauteur.
Étienne passa une main sur son front où perlait la sueur et cette main tremblait tandis que l’œil s’égarait.
— Je ne sais pas… Pour obtenir de vous ces quelques instants je suis capable… d’un scandale peut-être ! Il faut que vous veniez ! Il faut que je puisse vous dire combien je vous aime… Prenez cela !… Je vous attendrai à neuf heures…
Il lui mit un billet dans la main, presque de force, puis s’enfuit vers la terrasse en courant. Orchidée, sidérée, demeura sur place un petit moment. Elle ne savait plus très bien où elle en était. D’un pas machinal elle retourna vers les toilettes des dames où, cette fois, elle tira son mouchoir et tamponna doucement son visage avec de l’eau fraîche. Avait-elle rêvé ou bien l’assassin d’Édouard venait-il de lui dire qu’il l’aimait ?