Bien loin de l’attendrir, cette idée lui inspira du dégoût car elle ajoutait une raison sentimentale aux raisons financières qui avaient poussé Étienne Blanchard au crime. Pouvait-on d’ailleurs employer le mot « raison » s’agissant de cet homme ? Il était imprévisible, bizarre et certainement instable. Dangereux très certainement. Pourtant l’idée d’aller le retrouver, la nuit, dans sa demeure ne lui faisait pas peur. Tout au contraire cela servait merveilleusement son dessein, plus fermement ancré que jamais. En outre, elle ne lui laisserait pas le temps de délirer sur ses sentiments : elle entendait l’accuser en face puis l’exécuter sans attendre davantage.
Revenant vers la terrasse, elle trouva lady Queenborough qui venait à sa rencontre et s’inquiétait de ne pas la voir reparaître.
— Êtes-vous souffrante, baronne ? demanda celle-ci.
Orchidée saisit la balle au bond. À travers les grandes baies vitrées elle apercevait Étienne qui avait repris sa place comme si de rien n’était et causait avec lord Sherwood. Se retrouver en face de cet homme lui parut au-dessus de ses forces :
— Un peu, oui. J’ai eu un malaise tout à l’heure… tout ce bruit, peut-être ? J’avoue que j’aimerais rentrer à l’hôtel. Si, toutefois, c’est possible ?
— Bien sûr ! Je vais faire appeler une voiture qui vous prendra sur l’arrière du Westminster… Je vous excuserai auprès de nos amis et j’irai prendre de vos nouvelles tout à l’heure !
Un moment plus tard, Orchidée roulait à travers les rues relativement paisibles de Nice, toute l’animation de ce lundi étant concentrée sur la Promenade des Anglais. Elle pensa soudain qu’elle avait oublié sur son siège du Westminster le beau bouquet de fleurs blanches mais n’en éprouva aucun regret, bien au contraire. Pour rien au monde, surtout à présent, elle ne voulait garder le moindre objet venant de cet homme. Ce qu’elle avait pu lire dans ses yeux lui faisait horreur. Et soudain, elle eut envie de revoir un autre regard, gris et doux celui-là, où elle pourrait retrouver d’elle-même une image pure, sereine et magnifiée, une image qui, dans peu de temps désormais, serait ternie, brouillée et déformée lorsque Pierre apprendrait la mort d’Étienne Blanchard et la fuite de sa meurtrière.
Bien sûr, Pierre ne voulait plus qu’elle revienne mais elle avait besoin de le rejoindre une dernière fois, de toucher sa main, de voir son sourire avant de plonger vers l’enfer… Vivement, elle se pencha pour appeler le cocher et lui demander de la conduire à l’hôpital Saint-Roch dont, d’ailleurs, l’attelage ne se trouvait pas très éloigné à cet instant.
Lorsque l’on s’arrêta, elle sauta à terre en recommandant au conducteur de l’attendre puis, heureuse tout à coup, elle se précipita dans le grand vestibule où la première personne qu’elle rencontra fut cette même infirmière qui était venue chercher son malade à sa descente de voiture.
— J’espère qu’il n’est pas trop tard pour une visite ? plaida Orchidée. Je veux juste lui dire quelques mots. C’est… très important.
La femme eut un geste évasif qui ressemblait à une excuse :
— Si c’était encore possible, je vous laisserais volontiers le voir, Madame…
— Je sais bien que l’heure des visites est passée et que je vous demande une faveur…
— Ce n’est pas cela. Vous ne pouvez pas le voir parce qu’il est parti. Quelqu’un est venu le chercher ce matin…
— Est-ce que vous savez qui ? Des gens de la gare, sans doute ?
— Je ne crois pas. C’était un vieux bonhomme avec une grande casquette sur des cheveux gris assez longs et une grosse moustache. Il avait un peu l’air d’un paysan mais il conduisait une belle voiture jaune et noir. Pas bavard, par exemple ! En installant M. Bault sur les coussins j’ai demandé où on l’emmenait. Le vieux a bougonné qu’il allait chez des amis où on le soignerait bien. Notre cher blessé avait l’air content. Il semblait bien connaître le vieux qu’il appelait « Prudent » mais, avant de partir, il m’a dit beaucoup de choses gentilles. Ah, conclut-elle en soupirant avec âme, des hommes aussi charmants, on n’en rencontre pas beaucoup, croyez-moi !
— Et il n’a pas laissé d’adresse ? Ni un mot pour moi ?
— Rien du tout ! Je lui ai demandé s’il fallait dire quelque chose de sa part à la dame en blanc. Il m’a répondu : « C’est inutile. Elle ne reviendra pas… » Peut-être que j’aurais mieux fait de me taire parce que je vois bien que ça vous fait peine, ajouta-t-elle en voyant briller une larme aux yeux de la belle visiteuse.
— Non. Vous avez bien fait. Merci… merci beaucoup !
Avec l’ébauche pas très réussie d’un sourire, Orchidée remonta dans sa calèche et ordonna au cocher de reprendre son chemin vers l’hôtel. Ainsi, tout était dit ! Le dernier refuge lui était refusé et plus rien n’arrêterait le destin en marche mais, sous le double abri de son grand chapeau et de son mouchoir, Orchidée s’accorda la détente silencieuse des larmes en s’efforçant de se persuader qu’il valait beaucoup mieux ne plus revoir Pierre Bault puisque rien, jamais, n’aurait pu être possible entre eux.
Ce soir-là, occupée aux préparatifs du lendemain, elle ne quitta pas sa chambre, même pour dîner, et se fit servir chez elle. Ce que comprit parfaitement lady Queenborough lorsqu’elle vint la voir comme promis. L’Anglaise ne montra même aucune surprise lorsque sa jeune amie lui apprit son départ pour le lendemain soir :
— Je compte prendre le train de nuit pour Paris, dit Orchidée qui avait consulté les annuaires. Je n’aurais jamais dû venir ici en cette période, ajouta-t-elle. Il y a trop de bruit, trop de folie !… et l’on y est exposé à des rencontres… inquiétantes. N’allez surtout pas croire que je parle de vous ! ajouta-t-elle. Je suis très heureuse de vous connaître…
— Moi aussi ! fit spontanément l’Américaine qui, croyant deviner que la « baronne » fuyait un comte italien trop entreprenant, soupira : La fatuité de certains hommes est proprement inconcevable et ne nous laisse parfois d’autre issue qu’un brusque départ… Je vous donne entièrement raison. Nous-mêmes rentrerons prochainement à Londres. Nous y habitons une assez agréable demeure à Berkeley Square où, durant la « season », nous donnons toujours au moins une grande fête. Nous serions très heureux de vous y recevoir…
— Je viendrai avec plaisir, dit Orchidée qui, sans la moindre gêne, donna son adresse avenue Velazquez en sachant parfaitement que toute lettre envoyée à la baronne Arnold en reviendrait avec la mention « inconnue ». Lorsque la grande dame ouvrirait sa maison à ses invités, elle-même serait certainement en train de respirer le vent chargé de sable venu des déserts de Tartarie.
On se quitta en se serrant la main avec dignité puis Orchidée se remit aux apprêts de son départ. Elle commença par écrire une courte lettre à lord Sherwood où elle lui renouvelait son acceptation au voyage, le remerciant d’avoir su deviner son désir profond de revoir la mère-patrie et ajoutait que, désirant quitter Nice le plus discrètement possible, elle lui demandait instamment de ne dire à personne qu’elle embarquait avec lui. Elle ferait porter ses bagages en fin d’après-midi et elle-même rejoindrait le Robin Hood assez tard dans la soirée afin de ne donner aucune prise à des commentaires malveillants que sa situation de « veuve récente » lui faisait redouter par-dessus tout… Elle ajoutait qu’au cas, toujours possible, où lord Sherwood devrait annuler son invitation, elle ne lui en voudrait aucunement mais souhaitait en être informée avant midi afin de prendre des dispositions pour gagner Marseille et y prendre passage sur un long-courrier à destination de l’Extrême-Orient…