— Il s’était chargé de suivre… celui-là, fit Pinson en désignant le cadavre. De toute façon vous n’avez pas fini votre travail ou bien est-ce qu’il n’existe pas de médecin légiste ici ?
— Si, môssieur, si, on en a un et il va venir ! Seulement il a pas besoin de la présence de… mâdame que mes subordonnés vont emmener illico en prison ! Qu’est-ce que c’est que ce tintamarre ?
Claquements de portes, bruits de galopade, de coups et vociférations en tout genre, l’entrée de la pièce parut exploser quand Robert Lartigue, les vêtements déchirés, le chapeau déformé et les cheveux roussis, en surgit à la façon d’un bouchon de champagne qui saute.
— Non mais, quelle ville de fous ! brailla-t-il. Ce soir c’est du délire et avec leurs foutues bougies ils ont bien failli me faire cramer…
Soudain il aperçut Orchidée et déversa sur elle son trop-plein de mauvaise humeur :
— C’est ainsi que vous suivez mes conseils ? Vous ne pouvez pas laisser les hommes travailler en paix ? Vous avez vu le travail ? Il est mort, votre ennemi, et si je m’étais fait étouffer par la foule vous seriez bonne pour la prison à vie ! Mais qu’est-ce que vous avez donc dans la peau, les bonnes femmes ?
Pinson s’efforça de le calmer tandis que Graziani s’époumonait à demander ce que c’était encore que cet hurluberlu. Lartigue, alors, décida de se consacrer à lui :
— Moi, mon vieux, je suis Robert Lartigue du journal le Matin et je vous conseille de remercier votre saint patron de m’avoir rencontré parce que je vais vous éviter la plus grosse connerie de votre carrière en arrêtant une innocente… C’est pas elle la coupable.
— C’est qui alors, môssieur l’envoyé du Ciel, môssieur l’ange gardien… ?
— Je vais vous le dire. D’abord, donnez-moi à boire !
On se hâta de le servir mais, tandis qu’il cherchait des yeux un endroit où s’asseoir un instant, son pied heurta le revolver à demi dissimulé sous l’angle d’un meuble. Un coup d’œil lui apprit de quoi il s’agissait. Alors, faisant mine de glisser sur les tommettes trop bien cirées, il se pencha et, s’emparant de l’objet, il le fit disparaître dans l’une de ses vastes poches.
— Il vaudrait mieux ne pas trop s’attarder ici, dit-il après avoir avalé la moitié de la bouteille de champagne qui attendait dans un rafraîchissoir en argent. Un « panier à salade » n’est pas ce que je préfère comme véhicule mais on y tient nombreux et celui qui attend en bas fera l’affaire. On causera chemin faisant…
— Des délais, des atermoiements ? grinça Graziani. Où prétendez-vous nous emmener à présent ?
— Là où se trouve le meurtrier. Dans une villa de Cimiez.
Il se dirigeait déjà vers la porte. Force fut à l’inspecteur de le suivre avec sa prisonnière, deux de ses hommes et Pinson. Celui-ci offrit galamment son bras à Orchidée qui se laissa emmener machinalement.
Une voiture cellulaire attendait en effet un peu plus bas, au-delà des marches. Tous y montèrent et l’on partit en évitant le plus possible les endroits transformés en réunion de feux follets. Lartigue alors raconta comment, attaché aux pas d’Étienne Blanchard, il avait vu celui-ci gagner le vieux palais un peu avant huit heures et s’était mis en faction à l’abri d’un contrefort de la chapelle. De ce recoin, il put observer, un peu plus tard, la venue d’un homme dont la silhouette ne lui était pas inconnue. Celui-ci après un regard circulaire, tira de sa poche une clef, ouvrit la porte sans faire le moindre bruit et disparut à l’intérieur de la maison. Un moment plus tard, l’homme ressortit tout aussi discrètement, tira de sa poche un mouchoir, s’essuya le front et les mains puis redescendit d’un pas tranquille vers la ville, filé à distance par Lartigue après un instant d’hésitation et un dernier regard vers la maison dont l’éclairage disait assez que son occupant n’avait pas l’intention de ressortir de sitôt.
L’un derrière l’autre, le journaliste et son gibier gagnèrent un des grands cafés de la place de la Préfecture. Le second alla droit au téléphone. Lartigue suivit et réussit à entendre que l’homme appelait la police en indiquant qu’un homme venait d’être assassiné…
— Mon premier mouvement a été de retourner d’où je venais, dit Lartigue, mais j’ai préféré continuer ma filature. De toute évidence, l’occupant du vieux palais n’avait plus besoin d’aide… Le meurtrier – car je ne doutai pas un instant que ce fût lui – avala deux pastis coup sur coup puis ressortit, se dirigea vers la station des calèches, en prit une. Je l’entendis sans peine ordonner au cocher de le conduire à Cimiez, à la villa Ségurane. J’en savais assez ; je suis revenu mais je me suis trouvé pris au milieu d’une bande d’enragés occupés à s’entr’arracher leurs moccoletti et prétendant m’en faire accepter un de force afin de prendre part à leurs ébats. Vous voyez le résultat…
— Cet homme, c’était qui, d’après vous ? demanda Pinson. L’un des frères Leca ?
— Oui. L’aîné des deux Corses, Orso. J’aurais pu deviner où il allait mais je voulais en être sûr…
— Et vous croyez que c’est lui l’assassin ? murmura Orchidée complètement désorientée.
Lartigue lui décocha un coup d’œil moqueur :
— C’est lui ou vous. Choisissez !
— Mais pourquoi ? J’ai acquis la conviction que ces deux hommes ont tué mon époux sur l’ordre d’Étienne Blanchard et je ne vois pas pourquoi…
— Apparemment vous vous êtes trompée et nous aussi.
— À qui obéissaient-ils, alors ?
— C’est ce que nous allons savoir, du moins je l’espère ! dit Pinson gravement.
Bien entendu, pendant ce court dialogue l’inspecteur Graziani n’était pas resté muet et tentait de voir clair dans une situation qui lui échappait de plus en plus. D’autant qu’il craignait de commettre l’une des gaffes monumentales dans lesquelles sombrent les carrières les plus prometteuses. Le seul nom des Blanchard, si honorablement connus à Nice, lui donnait la chair de poule et il ne parvenait pas à comprendre par quelle magie ils se trouvaient mêlés au meurtre de ce jeune comte italien… Pinson employa le reste du trajet à lui donner tous les apaisements possibles : il se trouvait entièrement couvert par l’action de la Sûreté Générale.
Lorsque l’on atteignit la colline de Cimiez, la grande effigie du roi Carnaval flambait joyeusement et les premières chandelles romaines s’élançaient vers le ciel qu’une profusion de fusées et d’étoiles allaient embraser au son des acclamations et des cris de joie. Orchidée, elle, songeait tristement à lord Sherwood qui allait sans doute l’attendre longtemps. Si elle ne parvenait pas à le rejoindre avant l’aube, prendrait-il la mer sans elle… et avec ses bagages ?
Ce genre de préoccupation typiquement féminine mais tout à fait disproportionnée avec le drame qui se jouait lui fit un peu honte mais elle n’y pouvait rien. Elle était seulement fatiguée jusqu’aux larmes. Son dos, habitué cependant depuis des années à se tenir bien droit, lui faisait mal et ses pieds brûlaient. Elle aurait tout donné pour un bain chaud et un lit moelleux mais il était peu probable qu’une prison fût aussi confortablement équipée.
Elle ne comprenait pas bien ce que l’on allait faire chez les Blanchard. Si l’assassin était allé s’y cacher, on nierait très certainement sa présence. D’autant que l’inspecteur Graziani n’avait pas l’air enthousiaste pour envahir de la sorte et à cette heure la maison de gens à la fois riches et honorablement connus… Justement il était en train de dire :
— J’ai l’impression que vous me faites faire une sacrée boulette. Heureusement, on n’arrivera certainement pas à se faire ouvrir la grille.