— Rien d’étonnant ! fit Orchidée en souriant. Louisette, ma petite bonne, a une peur bleue de ce que j’appelais jadis le fil qui parle.
— C’est ce que nous avons compris lorsque nous sommes allés chez vous, Mme Lecourt et moi, après la… franche explication que nous avions eue tous les deux…
— Le commissaire m’a parlé alors des chocolats empoisonnés et de ces deux hommes qui vous ont attaquée près de la gare d’Orléans. Et je me suis souvenue de Renata, la camériste corse de ma cousine Adélaïde qui lui était tellement dévouée parce qu’elle l’avait sauvée de la misère avec son enfant de deux ans qui a dû devenir le père d’Orso et d’Angelo. J’ajoute que Renata était avec nous en Suisse… Donc nous sommes allés chez vous…
— … où nous avons enfin trouvé votre petite bonne mais tout ce qu’elle a su nous dire est que vous étiez partie pour Nice, sans autre adresse.
— Evidemment, elle ne pouvait pas non plus savoir que vous aviez changé de nom. Cependant Mme Lecourt a décidé de s’y rendre sur-le-champ…
— Le temps de passer chez moi et d’y récupérer Romuald dont je pensais qu’il pourrait m’être utile.
Lartigue interrompit alors sans vergogne l’espèce de duo dans lequel le commissaire et la Générale se lançaient depuis un instant :
— Qu’aviez-vous à faire d’un maître d’hôtel ? Ce n’est pas le genre de bagages qu’on apporte en voyage. Passe encore pour une femme de chambre.
Mme Lecourt tira son face-à-main afin d’examiner sévèrement le visage angélique du journaliste :
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, mon jeune ami ! Romuald est spécial. J’entends par là qu’il n’a pas toujours eu le rang social important qui est le sien aujourd’hui et qu’il honore de sa dignité toute britannique. Lorsque nous avons fait sa connaissance sur le port de Shanghai, mon mari et moi, il courait comme un lapin devant un gros marchand chinois et un policier assorti qui prétendaient lui faire restituer le contenu du tiroir-caisse du premier et l’envoyer pourrir dans une geôle infecte après lui avoir mis la cangue au cou. Il s’est jeté dans le fourgon de nos malles où nous l’avons gardé après l’avoir obligé à restituer les sapèques du marchand. Nous n’avons jamais regretté cette acquisition : chez nous, il a lu les bons auteurs, pris du ventre et, à présent, c’est une vraie perle…
— Vous avez une curieuse façon de recruter votre personnel, remarqua le commissaire, narquois. Votre dame de compagnie est une ancienne missionnaire, votre maître d’hôtel un truand repenti. Nous confierez-vous d’où viennent votre cuisinière et vos caméristes ?
— Ne prenez pas votre mine de matou qui flaire un bol de crème ! Si vous espérez m’entendre dire qu’elles sortent d’un bordel du Caire ou de Tanger, vous allez être déçu : ce sont d’honnêtes et respectables Marseillaises. En tout cas, mon Romuald nous a été fort utile : c’est bien lui qui a découvert Angelo Leca dans ce bistrot du port où il ingurgitait pastis sur pastis en pleurant comme un ciel londonien.
— Pourquoi pleurait-il ? demanda le journaliste. Ce n’était pas sur sa grand-mère puisqu’elle est en bon état ?
— Sur Étienne, tout simplement ! Il l’aimait bien et ne supportait pas l’idée de participer à son assassinat. Alors il a laissé Orso faire la sale besogne et pendant ce temps, il est allé s’enivrer. Or, il se trouve qu’il a l’alcool bavard et que l’illustre Romuald, sous prétexte de le reconduire chez lui, nous l’a amené ici où je m’entretenais avec Mme Lecourt, expliqua Langevin. Il faut dire qu’elle et moi nous étions rencontrés à la gare de Nice la veille du Carnaval. Mes soupçons, grâce aux rapports de Pinson, se portaient de plus en plus sur les gens de la villa Ségurane.
Orchidée quitta son siège et alla vers les fenêtres derrière lesquelles le ciel commençait à pâlir, enveloppant les jardins d’une grisaille uniforme.
— Ce que je n’arrive pas à comprendre c’est pourquoi il fallait tuer aussi Étienne ? Pour que je sois encore une fois accusée du meurtre ?
— Il n’y a aucun doute là-dessus. En venant ici, vous avez offert à Mme Blanchard une occasion inespérée de se débarrasser d’un fils dont, depuis longtemps certainement, elle voulait la perte, dit doucement le commissaire en rejoignant la jeune femme.
— Et vous pouvez me donner une raison valable à cette monstruosité ?
— Il n’y a jamais de raison valable pour supprimer une vie humaine. Celle de Mme Blanchard est malheureusement la plus courante : l’argent. Il fallait que les deux garçons meurent avant leur père pour que la mère hérite de la totalité des biens. Le temps commençait à presser car Henri Blanchard est mourant. Il lui a fallu une énergie surhumaine pour soulever le pistolet et abattre sa femme mais il ne l’a pas manquée…
— Elle n’est plus jeune. Qu’avait-elle besoin d’une si grande fortune ?
— Même quand le visage se fane, le cœur demeure jeune et les passions prennent plus d’ampleur lorsqu’elles viennent sur le tard. C’est ce qui est arrivé à cette femme. L’an dernier, au casino de Monte-Carlo, elle a rencontré un certain José San Esteban, joueur professionnel de vingt ans plus jeune qu’elle. Il lui promettait de l’épouser dès qu’elle serait libre… Tout cela est d’une affreuse banalité.
— Comment l’avez-vous appris ?
— Par Rossetti. Il garde toujours un œil sur les salles de jeu. San Esteban est à Nice à présent, dans une belle villa que sa maîtresse a louée pour lui. Évidemment, depuis qu’il est là, elle ne se montre plus au Casino mais elle allait chez lui et la police qui le surveillait l’a su.
— Je vois…
Prise d’un soudain besoin d’air pur, Orchidée ouvrit largement une fenêtre et respira lentement, profondément, le vent frais qui venait de la mer et fit s’écrouler sa chevelure mal attachée par les deux ou trois épingles qui lui restaient.
— Vous allez prendre froid ! s’écria Mme Lecourt qui alla chercher un mantelet de fourrure pour le poser sur ses épaules.
Orchidée l’en remercia d’un sourire.
— Un dernier mot, Commissaire, puisque apparemment plus rien de cette triste histoire ne vous demeure caché : pourquoi Étienne se cachait-il sous un faux nom et pourquoi le vieux palais alors que ses parents possèdent une si grande demeure ?
— Il vous l’a dit, répondit la Générale. Pour être lui-même et se sentir chez lui. Sa mère le méprisait parce qu’aucune profession ne le tentait. Il ne s’intéressait qu’aux plantes, aux fleurs. Il essayait d’extraire des parfums, des essences, et c’est sans doute chez lui qu’Adélaïde a trouvé le poison dont elle truffait les chocolats de son confiseur. Pourtant, il se sentait étouffer là-haut Il a dû vouloir s’amuser, se créer un autre personnage. Une idée qui doit venir toute seule dans une ville où le Carnaval tient une si grande place. L’attrait du masque, si vous voyez ce que je veux dire.
— En ce cas, pourquoi M. Lartigue m’a-t-il écrit que je prenne garde à lui, qu’il y avait danger ?
Le journaliste qui commençait à s’endormir sur son canapé souleva ses paupières au bruit de son nom, puis les laissa retomber :
— J’aurais écrit n’importe quoi pour vous faire tenir tranquille, jeune dame ! grogna-t-il.
— Vous feriez mieux d’avouer que vous vous êtes trompé, lança Orchidée avec un petit rire.
Ce qui ne parut pas le troubler le moins du monde :
— « N’avouez jamais ! » a dit je ne sais plus quel condamné à mort au moment où on allait lui couper le cou. C’est un principe que je me suis juré d’appliquer en toute circonstance…