— Il va déjà falloir que je me transporte moi-même, confia-t-il à Orchidée avec un sourire épanoui, et j’ai dû prendre au moins dix kilos !
Celle-ci appréciait aussi son séjour dans la grande maison du Prado. Le jardin surtout où elle passait des heures à admirer les fleurs. Elle ne prit pas de poids mais s’attacha un peu plus chaque jour à Mme Lecourt. Elle découvrit également dans miss Price un personnage plutôt divertissant et, somme toute, se trouvait heureuse de partir en leur compagnie. Quand vint le moment de monter en voiture pour gagner le port, elle se sentait sereine. Le sort en était jeté : son chemin se trouvait tout tracé… Avec le temps, la mince silhouette d’un homme aux yeux gris pleins de douceur finirait bien par s’effacer.
Sur son quai, Antoine achevait de parcourir son journal. Les nouvelles n’étaient guère réjouissantes : la Russie était définitivement battue par le Japon, on était sans nouvelles de l’expédition dans l’Antarctique du commandant Charcot et, à Moscou, le grand-duc Serge venait d’être assassiné. Une seule lui parut amusante : le musée Cernuschi venait d’être à nouveau victime d’un cambriolage. Le journal titrait : « Y a-t-il une malédiction sur les objets provenant du Palais d’Été ? » Le rédacteur de l’article accumulait les poncifs mêlés à quelques sottises et Antoine pensa qu’il lui fallait acheter le Matin pour voir ce qu’en dirait Lartigue. Puis il regarda l’heure mais n’eut pas le temps de se demander si ses amies allaient être en retard : la voiture de Mme Lecourt arrivait au grand trot…
En reconnaissant le peintre, Orchidée eut un cri de joie et courut vers lui :
— Vous êtes venu ?… Oh, Antoine, c’est tellement gentil à vous !
— Jamais je n’aurais admis que vous partiez sans que je puisse vous dire au revoir.
— Mais j’ignorais que vous étiez rentré d’Espagne. Comment avez-vous su ?
— Lartigue, voyons ! Alors je suis venu… Mes hommages, Madame la Générale. Ainsi vous avez décidé de revoir la Chine ?… J’en suis heureux pour Orchidée…
Il n’ajouta pas qu’il craignait pour elle les humeurs toujours imprévisibles de l’Impératrice et aussi qu’il ressentait de la tristesse à la voir partir à cause des souvenirs d’amitié chaleureuse qu’elle emportait. À cause d’un autre aussi…
— Vous êtes sûre de ne rien regretter ? demanda-t-il. Rien… ni personne ?
— Je n’ai pas droit aux regrets, cher ami Antoine. Et puis les regrets sont stériles qui ne sont pas partagés…
La sirène du bateau appelant les derniers passagers mugit dans l’air bleu du matin. Mme Lecourt prit Antoine aux épaules et l’embrassa :
— Nous devons aller, à présent…, puis, plus bas, elle ajouta : Priez pour nous ! Je crois que nous en aurons besoin !
— Comptez sur moi !
Il embrassa ensuite Orchidée puis lui tendit un paquet soigneusement enveloppé :
— Je vous ai apporté ce petit souvenir… Ne le regardez qu’une fois à bord et tâchez de nous revenir un jour !
Longtemps, il resta sur le quai, regardant le Yang-Tsé s’en détacher lentement. Le mince ruban d’eau s’élargit encore et encore jusqu’à devenir un large espace tandis que le grand navire, dressé sur l’horizon, commençait à rapetisser. Orchidée, elle, n’avait pas voulu rester sur le pont pour mieux lutter contre le chagrin inattendu qu’elle éprouvait à quitter ce pays étrange et attachant. Fidèle à ce qu’il lui avait demandé, elle ouvrit le dernier présent d’Antoine et ne put retenir une exclamation de surprise : c’était l’agrafe de l’empereur Kien-Long. N’ayant pas lu le journal, elle ne réussit pas à comprendre comment Antoine s’était procuré le joyau. Elle pensa seulement qu’il était le meilleur des amis et remercia les dieux…
Pendant ce temps l’homme admirable rejoignait son fiacre. Il y grimpa et se laissa tomber auprès de Pierre Bault.
— Tu es content ? bougonna-t-il. Tu as suffisamment souffert ?… Comment as-tu pu rester là sans bouger à quelques pas d’elle ?
— Pour lui dire quoi ? Que je l’aime comme un imbécile ? Je me serais couvert de ridicule et j’aurais gâché, avec ses dernières minutes en France, le souvenir qu’elle a de moi… À présent, elle retourne vers les siens, son pays, son rang aussi. Elle redevient la princesse Dou-Wan et il n’y a plus d’Orchidée. C’est très bien ainsi…
— Pourquoi as-tu voulu venir, alors ?
— Pour l’apercevoir une dernière fois.
Antoine hocha la tête et ordonna au cocher de les ramener à l’hôtel du Louvre et de la Paix. Prudent et son automobile qui avaient amené Pierre les y attendaient pour rentrer à Château-Saint-Sauveur. Un long chemin pour une joie si brève et si amère ! La douceur d’un printemps provençal et la chaude amitié d’une vieille maison et de ses habitants, serait-ce suffisant pour apaiser ce cœur douloureux ?… Il fallait l’espérer et faire confiance au temps…
L’attelage atteignait le Vieux-Port et s’efforçait d’évoluer sans cesse au milieu des étals de fruits, de poissons et de fleurs quand Antoine le fit arrêter, ouvrit la portière et sauta à terre sans que Pierre, absorbé par son chagrin, parût seulement s’en apercevoir. Un bateau venait de doubler le fort Saint-Jean et s’avançait dans la lumière éclatante du matin. C’était une longue goélette noire profilée comme un espadon et, sur le pont, les matelots s’affairaient à affaler les voiles d’un rouge ancien… Une brutale émotion étreignit le peintre devant ce navire qu’il croyait bien reconnaître…
Se tournant vers la voiture, il dit à son ami :
— Rentre à l’hôtel sans moi ! J’ai une course à faire et je te rejoindrai plus tard.
— Bien sûr.
La voiture repartie, Antoine se mit à courir le long du port, cherchant à distinguer l’homme de barre. Le beau navire avançait très lentement et dépassait les travaux d’ancrage du futur pont transbordeur. Soudain, Antoine pensa que c’était idiot de se précipiter ainsi puisqu’il ne pouvait savoir auquel des trois quais le coureur des mers allait s’amarrer. Il s’arrêta pour mieux le détailler mais, avant même de lire les cinq lettres peintes sous le bordage, il savait déjà que c’était l’Askja.
Le bateau obliqua sur tribord et Antoine jura d’impatience : il allait accoster à Rive-Neuve ! C’était une grosse moitié du tour du port à parcourir. Il l’entreprit à toute allure sans se soucier de ceux qu’il bousculait et qui le poursuivaient de leurs imprécations. Par un miracle incroyable, la goélette du vieux Desprez-Martel, vouée d’habitude à l’Atlantique et aux brumes du septentrion, venait de faire son entrée à Marseille ! Le cœur d’Antoine trépignait de joie. Enfin, il allait pouvoir demander des nouvelles de Mélanie sans manquer à sa parole ! Les deux ans étaient révolus… ou presque !
Lorsqu’il arriva, rouge et essoufflé, on venait de placer la passerelle. Il s’y rua si impétueusement qu’il déboucha droit dans les bras du propriétaire, un vieux burgrave à barbe blanche striée de roux qu’il entraîna dans sa charge avant de s’écrouler avec lui, manquant le grand mât d’un cheveu.
— Qu’est-ce qui m’a f… u un abruti pareil ? s’indigna celui-ci en essayant de se dégager. Et d’abord, où vous croyez-vous ? À l’abordage ?
— J’espère… que je ne vous ai… pas fait de mal ? hoqueta Antoine tellement secoué par le fou rire qu’il n’arrivait pas à retrouver son souffle. Je ne suis qu’un ami, Monsieur Desprez-Martel… un vieil ami…
Il se relevait vivement pour aider sa victime à reprendre sa dignité avec son équilibre. Cette dernière d’ailleurs venait de le reconnaître :