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— Sacrebleu ! Antoine Laurens !... Mais qu’est-ce que vous faites ici ?

— C’est à vous qu’il faudrait poser la question. Vous n’avez guère l’habitude de sillonner les eaux bleues de notre Méditerranée…

— Non sans raison ! aboya l’autre. Cette espèce de lac est aussi trompeur qu’une femme ! Bourré de caprices, de hauts-fonds perfides, de récifs sournois et de mauvaises intentions ! Seulement Mélanie voulait connaître la Sicile et la Corse. Comme si elle ne pouvait pas attendre que vous l’emmeniez ? Résultat : une avarie trois heures après avoir doublé les Sanguinaires ! Et nous voilà !

De tout ce discours, Antoine n’avait retenu qu’un nom : Mélanie ! Il le soupira d’une voix émue puis ajouta :

— Elle… elle est donc ici ?

— Si elle n’y était pas, je n’y serais pas non plus ! ragea le vieux Timothée avant d’ajouter : Ça vous arrive souvent de bêler comme ça ?

— J’en suis le premier surpris, reconnut Antoine. Veuillez m’excuser : c’est la première fois que je suis amoureux… À ce point-là tout au moins… Je m’en étonne moi-même.

— Faut pas ! Vous allez pouvoir bêler en duo ! Voilà des mois et des mois que je trimballe ma petite-fille sur toutes les mers du monde sans parvenir à la satisfaire.

— Elle n’aime plus naviguer ? Elle adorait cela.

— Du diable si je le sais ! Devant les lieux les plus enchanteurs, elle réussit tout juste à établir des comparaisons avec un bled nommé Château-Saint-Sauveur. Et Château-Saint-Sauveur par-ci, et Château-Saint-Sauveur par-là !… J’en ai les oreilles rebattues !

— Vous devriez venir vous rendre compte par vous-même ! fit Antoine aux anges. Ce n’est pas bien loin…

À cet instant la porte du roof s’ouvrit libérant une puissante odeur de sardine grillée et un mousse en tricot marin, un bonnet de laine rouge enfoncé jusqu’aux yeux. Enveloppé d’un vaste tablier blanc et armé d’une longue fourchette à deux dents, il annonça :

— Je crois que c’est prêt, Grand-père !…

Le dernier mot s’acheva dans un cri d’horreur mais déjà Antoine bondissait, attrapait le mousse par son tricot et, arrachant le bonnet, libérait une somptueuse chevelure châtain doré qui s’écroula le long d’un petit visage brun comme une châtaigne. Puis, enfermant le tout dans ses bras, y compris la fourchette, il distribua des baisers un peu au hasard sans tenir compte des protestations de sa capture qui, à vrai dire, se débattait faiblement :

— Lâchez-moi, Antoine, par pitié !… Je suis affreuse !…

— Je ne vous ai jamais vue plus belle ! Le soleil vous a tellement dorée qu’on ne voit plus vos taches de rousseur. C’est Madame votre mère qui serait contente !

— Quel homme impossible vous êtes ! On n’a pas idée de tomber comme ça sur les gens sans prévenir…

— On vient quand on peut ! Quel imbécile j’ai été de vous laisser partir, il y a deux ans ! Mais maintenant c’est fini ! Je vous tiens, je ne vous lâche plus… J’ai été trop malheureux !

— Voyons, Antoine !…

— Mélanie, Mélanie, mon amour, dites-moi que vous m’aimez ! Moi, je vous adore, je suis fou de vous… Voulez-vous m’épouser ?

Mélanie fronça son petit nez tandis que ses yeux se mettaient à pétiller de malice :

— Et si je ne voulais plus ?

— Répétez-le et je me jette à l’eau avec vous ! Si on ne vit pas ensemble, au moins on mourra ensemble !

Pour toute réponse, la jeune fille glissa ses bras autour du cou d’Antoine et posa sur ses lèvres une bouche douce et fraîche parfumée au romarin et à l’huile d’olive qu’il savoura comme un fruit. Leur baiser se fût peut-être prolongé indéfiniment si Grand-père, après avoir toussoté poliment, ne s’était décidé à taper sur l’épaule d’Antoine :

— Hum !… Excusez-moi, tous les deux, mais le septième ciel ne nourrit pas son homme. Alors, je propose d’aller casser une petite croûte dans un bistrot du port parce que tes sardines, ma fille, elles sont en train de brûler…

Ce même jour, à Paris, des mariniers découvraient dans les herbes près de l’île de la Grande Jatte, le corps défiguré d’une femme qui avait dû séjourner longtemps dans l’eau. On l’y avait jetée avec un poids aux pieds : un morceau de la corde qui l’attachait était resté autour de ses chevilles. Après examen, le médecin légiste déclara qu’il s’agissait d’une Asiatique et sans doute d’une Chinoise, mais le commissaire Langevin tira d’autres conclusions. Le cadavre était celui d’une Mandchoue nommée Pivoine. Quant à ceux qui l’avaient assassinée, il était fermement décidé à ne pas leur courir après. Regrettant seulement de ne pouvoir prévenir Orchidée, il classa le dossier assez rapidement.

ÉPILOGUE

CHATEAU-SAINT-SAUVEUR : NOËL 1918

La route bordée de platanes plongea vers le petit pont romain, son ruisseau chuchotant autour de rochers clairs et son fouillis de plantes argentées. La grosse Delahaye-Belleville ralentit pour franchir le passage au-dessus de l’eau puis s’engagea dans le chemin qui montait au château. Le soleil était en train de disparaître derrière les collines et n’atteignait plus le fond du vallon où se confondaient les tons assourdis des pierres, des romarins, des lavandes, des sauges et des marjolaines. Antoine, qui conduisait, jeta un vif coup d’œil à Pierre Bault, emmitouflé dans un plaid écossais d’où sortait sa tête habillée d’une casquette et de grosses lunettes semblables à celles du conducteur :

— Pas trop fatigué ?

— Même pas ! C’est tellement merveilleux de se retrouver ici !

Les deux hommes étaient partis de Lyon dans la matinée. Pierre Bault y achevait sa convalescence dans un hôpital militaire, et Antoine obtint sans peine la permission de l’emmener passer les fêtes de Noël dans son domaine provençal et même de le garder aussi longtemps qu’il le voudrait. Les papiers de démobilisation lui seraient envoyés.

Durant le voyage, Antoine et Pierre n’avaient guère parlé. Ni l’un ni l’autre n’appartenait au genre bavard. De plus Pierre savait que la conduite d’une automobile requiert toute l’attention du chauffeur. Enfin, deux précédentes visites d’Antoine à l’hôpital leur avaient permis de se raconter « leurs guerres », puisque durant ces quatre années ils ne s’étaient jamais rencontrés. L’ancien conducteur de wagons-lits aurait pu rester dans les chemins de fer, pourtant il avait préféré se battre au plus dur : dans l’infanterie, cette « reine des batailles » qui venait de payer un lourd tribut au dieu des combats. Le peintre, en dépit de la cinquantaine dépassée, n’en servit pas moins brillamment sur le front d’Orient – un terrain qu’il connaissait bien ! – et en ressortit sans une égratignure avec, en plus, quelques décorations et le grade de colonel. Ce qui l’amusa prodigieusement mais sans lui inspirer une excessive vanité. Sans doute devait-il cela aux nombreuses années passées dans les services secrets, à certaines actions d’éclat peut-être, mais plus sûrement au fait qu’il était le petit-fils par alliance du vieux Desprez-Martel, l’une des puissances occultes de la République.

Lorsqu’il apprit sa promotion, il s’accorda une crise de fou rire comme il n’en avait pas eu depuis longtemps. Les gens du haut commandement n’imaginaient pas, les pauvres, qu’ils venaient de faire un officier supérieur d’un gibier de potence qui aurait dû normalement purger quelques années de prison. Dans le passé tout au moins ! Le cambriolage du musée Cernuschi – limité d’ailleurs à une seule pièce ! – avait été son dernier exploit. Cependant, il n’éprouvait aucun regret de ses anciennes performances : elles lui avaient toujours permis de venir en aide à quelqu’un. En outre, les fortunes qu’il amputait d’une ou deux belles pièces ne s’en portaient pas plus mal…