Pourtant, lorsqu’il regardait son ami Pierre, Antoine éprouvait le sentiment que la vie était mal faite : alors qu’elle le comblait depuis l’enfance, elle s’était montrée d’une sordide avarice envers cet homme, exceptionnel en bien des choses. Un chevalier sans sou ni maille égaré dans un siècle où l’argent comptait en priorité, voilà ce qu’il était ! Et rien ne manquait au portrait de ce héros ! Pas même l’impossible amour pour une princesse lointaine et encore moins la folle bravoure dépensée au service d’une patrie qui ne lui en était pas vraiment reconnaissante. Des médailles, un grade, des blessures… un bras en moins et la joyeuse perspective, à quarante-cinq ans, de végéter jusqu’à l’âge de la retraite dans des locaux mal aérés. Et cependant il ne se plaignait pas :
— J’ai engrangé une pleine moisson de superbes souvenirs, avait-il confié à Antoine le jour de sa première visite à l’hôpital : largement de quoi attendre la fin du voyage. Et puis… j’ai des amis comme on n’en fait plus.
Depuis cette conversation, Antoine se torturait l’esprit pour trouver un moyen de changer le sort de Pierre. Il en était, bien sûr, de très faciles mais un moyen que sa fierté pût accepter l’était beaucoup moins… Seule, Mélanie, qui à trente-deux ans croyait dur comme fer aux miracles, était persuadée que le Bon Dieu ne tarderait pas à s’occuper de leur ami. Et le plus fort était que les événements s’apprêtaient à lui donner raison ! À Château-Saint-Sauveur, en tout cas, on se préparait à donner le plus bel éclat à ce premier Noël de paix.
L’automobile déboucha enfin sur le plateau. Pierre eut un sourire heureux en découvrant la vieille demeure toute rose dans le dernier reflet du soleil. Tout était exactement semblable au souvenir qu’il en gardait.
Simplement les orangers et les lauriers en pots alignés devant la façade lui parurent beaucoup plus grands et les pins parasols un peu plus courbés au-dessus du toit en belles tuiles romaines orangées comme pour mieux le protéger du mistral. Et la cérémonie de l’accueil recommença comme par le passé.
Mireille et Magali, les jumelles qu’aucun garçon n’avait encore réussi à séparer, approchaient de la trentaine mais personne ne s’en serait rendu compte. Elles voltigeaient toujours sur le perron en faisant danser leurs cotillons fleuris et en agitant les bras en signe de bienvenue. Le vieux Prudent, d’un pas solide en dépit de la septantaine dépassée, sortit des communs pour venir s’occuper de la voiture, des bagages et dire bonjour à un arrivant qu’il appréciait particulièrement : lors de ses séjours précédents, Pierre s’était intéressé de près à ses cultures, à ses semis, ses fleurs, ses animaux. Aussi y avait-il une lueur de contentement sous la visière de la vieille casquette informe que Victoire ne réussissait pas à lui arracher. Et puis, surtout, il y eut Mélanie et ses trois enfants qui dévalaient à la rencontre des voyageurs…
À trente-deux ans, la jeune épouse d’Antoine réalisait pleinement les promesses de la petite mariée d’autrefois qui, fuyant le Méditerranée-Express et un époux détestable, était venue chercher refuge derrière les murs safranés de la vieille demeure. Elle était un peu moins mince, sans doute, mais toujours éclatante de vitalité dans sa robe de soie noire, coupée sur le modèle du costume arlésien qu’elle affectionnait. Sortant du grand fichu de mousseline blanche, son long cou orné d’une croix d’or au bout d’un ruban et son charmant visage étaient dorés comme des brugnons sous la masse soyeuse et un peu folle de ses cheveux.
Un élan la jeta dans les bras de son mari tandis que les enfants, François, onze ans, Antoinette, neuf ans, et Clémentine, six ans, tiraient sur le cache-poussière d’Antoine en hurlant à qui serait embrassé le premier.
— Nous commencions à trouver le temps long ! s’écria la jeune femme. Vous êtes bien sûrs de n’avoir pas musardé en route ?
— Bien entendu ! approuva Antoine. Il a fait si beau et puis nous n’étions guère pressés d’arriver !
— N’en croyez rien, dit Pierre. Nous sommes partis plus tard que nous ne pensions à cause des formalités d’hôpital…
À son tour, il fut embrassé, tiraillé, traîné jusqu’au cœur de la maison : l’immense cuisine dallée, sanctuaire de toutes les délices et royaume toujours incontesté de Victoire, génie domestique par excellence à qui Mélanie se fût bien gardée de disputer le plus beau fleuron de sa couronne et pour une simple raison : elle l’aimait et la vénérait, voyant en elle une sorte de belle-mère débonnaire plutôt que la gouvernante du château.
À l’exception de ses cheveux devenus tout blancs, elle n’avait guère changé, Victoire : sa circonférence demeurait identique et le profil impérieux qu’elle devait à un lointain pirate barbaresque se contentait d’ébaucher un troisième menton. Quant à l’œil, derrière les lunettes à monture de fer, il restait vif et perçant.
Comme d’habitude, à cette heure-là, elle vaquait au repas du soir. Armée d’une cuiller en bois et d’un pot en grès, elle donnait les derniers soins à un mijotage savant qui emplissait la cuisine d’une odeur suave et complexe où les effluves d’une bouillabaisse se mêlaient au parfum forestier des cèpes frais sur un fond de pain chaud, d’amandes grillées et de vanille. À l’entrée des voyageurs, elle posa ses instruments pour courir les serrer sur sa vaste poitrine mais la vue de Pierre lui arracha une exclamation désolée :
— Hé bé !… Quelle mine ils vous ont faite, ces gens de médecine, mon pôvre ! Il était temps que Monsieur Antoine vous ramène ici. On va vous refaire une santé…
— Je n’en doute pas, Victoire. Vous n’imaginez pas combien de fois j’ai rêvé de vous et de cette cuisine quand j’étais là-bas ! Il me semblait qu’il suffirait de vous retrouver pour être remis à neuf…
— Vous pouvez en être sûr, approuva Mélanie. Victoire a toujours considéré la maladie comme son ennemie personnelle. Défense d’être mal fichu auprès d’elle, sinon gare ! Allez vous rafraîchir un peu, messieurs, nous n’allons pas tarder à passer à table. Et vous les enfants, dites bonsoir et allez vous coucher !
Magali emmena la petite bande tandis que sa sœur achevait de disposer sur la grande table les belles assiettes de Moustiers ornées de petits personnages naïfs, les verres d’épais cristal taillé et l’argenterie ancienne. Chez les Laurens, on prenait les repas tous ensemble dans la cuisine, la vaste salle à manger étant réservée à de rares visiteurs. Mélanie et les petits s’y trouvaient mieux que partout ailleurs parce que, pendant les heures noires de la guerre, quand Antoine était au loin et que l’on était sans nouvelles, il leur semblait qu’abrités par le manteau de pierre de la grande cheminée sous lequel Victoire s’asseyait pour tricoter et leur raconter des histoires, rien de mauvais ne pouvait leur arriver. C’était le lieu sacré où s’épanouissait toute vie, celle de la famille comme celle des chiens et des chats. L’idée de faire dîner Pierre, que tout le monde aimait, ailleurs que dans cet endroit béni et chaleureux n’aurait traversé l’esprit de personne : c’eût été lui faire injure.
Le dîner fut ce qu’il devait être entre gens heureux d’être ensemble : succulent et joyeux même si, de temps en temps, l’ombre d’une mélancolie passait lorsque dans le fil de la conversation se mêlait le nom d’un de ceux que l’on ne reverrait plus. La guerre et ses bouleversements avaient multiplié les distances, tranché à vif dans bien des existences, éloigné les uns des autres les gens les plus proches. Depuis quelque temps, cependant, Antoine réussissait à se procurer des nouvelles, même arrivées de très loin…