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Orchidée s’était retirée sur la pointe des pieds et jamais Édouard ne sut qu’elle avait entendu la condamnation de leur couple. Cela lui était égal d’ailleurs : ensemble et soudés ils pouvaient se passer du reste du monde puisqu’ils s’aimaient.

Dans la cheminée, le feu réduit à quelques braises roses dans un amas de cendres grises ne parvenait plus à maintenir la tiédeur de la grande pièce. Orchidée sentit que le froid, toujours plus vif vers la fin de la nuit, commençait à pénétrer. Élevée dans le rude climat de Pékin, étouffant en été, glacial en hiver, elle n’était pas frileuse ; néanmoins un frisson courut le long de son dos et elle se hâta de regagner son lit.

Curieusement, surtout après une nuit sans sommeil, la grande fatigue qu’elle éprouvait depuis qu’elle avait décacheté la lettre venait de la quitter. Il fallait à présent prendre une décision et la prendre vite. Au lieu de se lamenter sur l’absence d’Édouard appelé à Nice au chevet de sa mère malade, le mieux était de la mettre à profit.

Pas question, bien sûr, de repartir pour la Chine mais l’idée de causer une vraie joie à la chère Impératrice dont elle n’oubliait pas les bienfaits lui souriait d’autant plus qu’elle ne voyait rien de répréhensible dans le fait d’aller récupérer un objet sacré dans la maison d’en face, ce Musée Cernuschi qui n’était après tout rien d’autre que la maison d’un voleur, mort sans doute à cette heure mais qui n’en demeurait pas moins un voleur.

Orchidée pensa que le plus tôt serait le mieux. Elle disposait seulement de quatre jours pour accomplir son geste, gagner Marseille, où, en gare, elle remettrait l’objet à la personne qui l’y attendrait. Après quoi elle se hâterait de rentrer par le premier train. En la quittant l’avant-veille, Édouard avait annoncé une absence d’une semaine environ, ce qui donnait à sa jeune femme tout juste le temps d’offrir cet apaisement au cœur irrité de Ts’eu-hi qui, ensuite, accepterait peut-être de les laisser en vie, elle et son cher époux. Si le Ciel était avec elle, il serait même possible d’ajouter un ou deux objets à l’agrafe de Kien-Long. Ce qui réjouirait encore plus la vieille souveraine.

L’idée qu’en pillant un musée elle risquait d’être prise en flagrant délit et arrêtée par la police, voire conduite en prison, n’effleurait même pas son esprit. D’abord elle se souvenait parfaitement des leçons « d’agilité manuelle » reçues chez les « Lanternes rouges », ensuite elle agirait pour une juste cause : rendre à son pays une partie du butin d’un affreux pillard… Une tâche exaltante !

Forte de sa résolution, Orchidée réussit enfin à s’endormir.

Dans l’après-midi, elle s’habilla chaudement d’une robe en lainage écossais dans les tons bleu sombre assortie d’une pelisse doublée de martre, mit des bottines fourrées, se coiffa d’un chapeau de velours bleu aux bords étroits qu’elle enveloppa d’une épaisse voilette destinée autant à la protéger du vent qu’à dissimuler son visage, prit un grand manchon de fourrure roulant autour d’une chaîne d’argent qu’elle passa à son cou, y fourra ses mains gantées de suède fin et annonça qu’elle allait faire un tour de promenade dans le parc.

— Mâdâme ne craint pas de prendre froid ? déclama Lucien de cette voix pompeuse qui semblait mettre des accents circonflexes sur toutes les voyelles.

— Non, non… Je viens d’un pays où l’hiver est plus rude qu’ici et j’ai besoin de prendre l’air.

Elle pensait que le parc s’imposait. Il eût été du dernier maladroit de se borner à traverser l’avenue pour s’engouffrer tout droit dans le musée. Elle y passerait dans une petite heure mais ne rentrerait pas directement chez elle et ferait quelques pas boulevard Malesherbes avant de regagner sa demeure.

Dans la matinée, une nouvelle chute de neige avait poudré les arbres et atténué, au long des allées, les souillures laissées par les pieds des promeneurs de la veille. Le paysage blanc était d’une grande beauté et le silence enveloppait le jardin où peu de monde s’aventurait par ce temps. Cependant Orchidée eût préféré qu’il y eût encore moins afin de mieux profiter de ce moment de solitude où elle allait rassembler ses forces.

Près de la Naumachie, elle reconnut la nurse et le petit garçon de son voisin, le banquier écossais Conrad Jameson mais elle résista à l’envie de s’approcher de l’enfant. Il lui plaisait beaucoup à cause des épaisses boucles noires qui frisaient autour de son bonnet de marin et de ses grands yeux sombres. Elle ne pouvait le voir sans évoquer l’enfant qu’elle souhaitait tellement donner à son époux. Malheureusement les dieux ne semblaient guère pressés de faire fleurir son mariage et, pensant qu’ils la punissaient ainsi d’avoir accepté le Christ, elle en éprouvait souvent de la tristesse en dépit des consolations que lui dispensait Édouard.

— Les enfants viennent parfois après plusieurs années. Il ne faut pas désespérer. Moi, en tout cas, je pourrais difficilement être plus heureux…

Cette fois, il était préférable que « Jamie » ne vînt pas vers elle comme il aimait à le faire en dépit des mines courroucées de sa gouvernante et elle s’éloigna. L’heure approchait où elle allait accomplir son devoir. Tournant les talons elle se dirigea sans hâter le pas mais avec décision vers l’ancienne demeure de M. Cernuschi, franchit le porche formé par deux colonnes doriques étayant un balcon à balustre de part et d’autre duquel, presque à hauteur du second étage, brillaient comme des yeux jaunes deux médaillons en mosaïque dorée habités respectivement par Léonard de Vinci et Aristote.

Deux ans plus tôt elle avait obligé Édouard à lui faire visiter le musée dans l’espoir de retrouver un peu l’ambiance de son pays natal. Une bien désagréable expérience ! Les beaux objets de l’antique Empire chinois ainsi alignés dans des vitrines sombres lui firent l’effet de ces prisonniers que l’on mettait en cage pour les offrir aux insultes et aux quolibets de la populace. Même ceux qui venaient de ce pays ennemi qu’on appelait le Japon lui inspirèrent de la pitié. Cependant, possédant une sûre mémoire visuelle, Orchidée savait encore exactement où se trouvait ce qu’elle cherchait.

En dépit de sa détermination, le cœur lui battait lourdement tandis qu’après avoir pris un billet d’entrée, elle gravissait le grand escalier de pierre montant aux salons du premier dont la pièce principale était une immense salle prise sur deux étages, éclairée par une longue verrière. Là régnait l’œuvre maîtresse de la collection : le Grand Bouddha du Hanriûjy rapporté en 1868 par Cernuschi d’un quartier de Tokyo. Le plus honnêtement du monde, d’ailleurs : à cette époque, les temples détachés de l’Empire par décret vendaient leurs œuvres pour survivre. Lors de sa première visite Édouard avait bien expliqué ce détail à une Orchidée profondément blessée de voir Bouddha, même coulé dans un bronze japonais, installé sur un socle devant lequel ne brûlaient ni chandelle ni bâtonnets d’encens. Aucune pénombre propice à la prière dans cette grande salle froide : rien que des vitrines ! Elle était sortie en pleurant.

Cette fois il fallait y retourner. La vie d’Édouard, la sienne propre allaient se jouer sur son courage et ce fut du pas paisible d’une simple visiteuse qu’elle entra dans le jour blême dispensé par la verrière et alla s’asseoir sur une banquette de velours disposée face à l’immense statue pour ceux qui souhaitaient méditer. Les Blancs faisaient parfois preuve de curieuses et dérisoires délicatesses.

Un long moment, Orchidée resta immobile sur son siège, regardant le Bouddha qui semblait lui sourire et attendant l’instant propice. En effet, un gardien en uniforme bleu se tenait adossé au chambranle de la porte. De sa place, il lui suffisait de tourner légèrement son regard pour apercevoir l’agrafe de turquoises et d’or reposant parmi d’autres objets de bien moindre valeur arrangés sans goût, comme si l’homme chargé de ce musée avait sorti de sa poche un paquet de bijoux et les avait jetés au hasard sur une plaque de feutre rouge.