— Elle a même failli se remarier ! fit Orchidée en riant. Un vieux banquier de Sacramento, séduit par ses yeux violets et son habileté à manier le parapluie, l’a poursuivie de ses assiduités au point de nous obliger à fuir vers la côte Est. Hélas, pendant ce temps, la guerre éclatait en Europe…
— Et vous êtes restées là-bas pendant quatre ans ?
— Le moyen de faire autrement ? La Générale refusait de nous livrer aux dangers des sous-marins allemands. Nous nous sommes installées dans une jolie maison du Connecticut. Nous n’y étions pas isolées mais le temps nous a paru long. Bien sûr, dès que nous avons appris la fin des hostilités, nous nous sommes précipitées à New York pour y prendre le premier bateau. Mais sans miss Price : nous l’avons laissée aux mains affectueuses et dignes d’un pasteur anglican.
— Comme c’est étrange ! remarqua Pierre : Mme Lecourt a failli se marier, miss Price a pris un époux. Et vous ? Ne me dites pas que personne n’a cherché à toucher votre cœur ?
— Oh si ! À plusieurs reprises.
— Eh bien ?…
Orchidée rougit et plongea son regard dans les yeux couleur de brume dont elle n’avait jamais réussi à chasser l’image.
— Un de nos poètes a dit : « Lorsque le cœur est plein, bien fou est celui qui tenterait d’y pénétrer… » Le mien ne voulait s’ouvrir que pour vous.
Et ce fut au creux des mains d’Orchidée que Pierre déposa son premier baiser.
Comme, à l’appel de la cloche, ils revenaient tous deux vers la maison, ils virent Antoine et la Générale qui arrivaient à leur rencontre. Celle-ci drapait toujours de velours violet une silhouette diminuée de moitié par la maladie mais, sous ses cheveux blancs, son visage et surtout ses yeux montraient toujours la même farouche ardeur à vivre. Sans dire un mot, elle prit Pierre dans ses bras et l’embrassa aussi naturellement que si elle l’avait quitté la veille au soir, l’écarta d’elle pour le considérer avec attention, le réembrassa plus chaudement que la première fois et alors seulement déclara :
— Heureuse de vous revoir, mon garçon ! Si vous n’avez pas de projets plus urgents, je compte qu’avant la messe de minuit vous m’aurez demandé la main de ma fille. Ainsi, nous fêterons vos fiançailles en même temps que la venue de l’Enfant-Dieu.
— Mais, Madame… balbutia le malheureux suffoqué par cette mise en demeure, songez que je ne sais pas encore quelle sorte d’avenir je peux lui offrir et je…
— Rien du tout ! Moi, je le sais. Et laissez-moi vous dire ceci : après une aussi longue absence, mes affaires sont dans un embrouillamini affreux et j’ai grand besoin d’un homme pour m’en décharger. Alors, de deux choses l’une : ou vous épousez Orchidée ou je la déshérite. Choisissez !
Antoine se mit à rire :
— Il ne faut jamais contrarier une dame. Accepte, Pierre ! Nous vous marierons ici mais je réclame l’honneur de remplacer le père de la mariée.
Tard dans cette nuit de Noël, Pierre et Orchidée descendirent au jardin. Le ciel de Provence, bleu, velouté, scintillant d’étoiles, n’avait pas l’air vrai tant il ressemblait à ceux que peignaient les moines aux doigts patients dans les psautiers du temps jadis. Les noirs cyprès ne parvenaient même pas à l’assombrir. L’air vif était d’une pureté de cristal et la terre était sage « comme les hommes ne le sont jamais… ».
Tandis que Mélanie, Victoire et les jumelles conjuguaient leurs efforts pour persuader les enfants surexcités de se décider à dormir, Antoine et Mme Lecourt, debout sur la terrasse entre les pots d’orangers, regardaient le couple disparaître sous les branches des pins.
— Tout ce temps perdu ! soupira la Générale en resserrant une étole autour de ses épaules. Vous croyez qu’ils seront heureux ?
— Ils le sont déjà et grâce à vous ! De deux vies gâchées vous avez fait un bonheur.
— Ne vous oubliez pas ! Je vous suis tellement reconnaissante de nous avoir tous réunis chez vous ce soir ! À présent, il importe de les marier très vite !
— Vous voilà bien pressée ?
— Ce n’est pas moi qui le suis. Et ne faites pas celui qui ne comprend rien ! Vous savez très bien que je n’ai plus beaucoup de temps devant moi mais… cela m’est égal à présent que cette petite Orchidée n’est plus seule. L’homme est digne d’elle et moi je vais pouvoir, enfin, retrouver mon fils avec un cœur apaisé. J’espère qu’il sera content de moi…
La gorge soudain serrée, Antoine cherchait ce qu’il devait dire quand, quelque part dans les arbres, une chouette hulula avec beaucoup de sérénité. La vieille dame se mit à rire :
— Si c’est une réponse, elle me convient tout à fait. Bonne nuit, Antoine ! Je sens un peu de frais et au moins vous pourrez allumer votre pipe. Vous en mourez d’envie.
Elle était rentrée depuis quelques instants lorsque Mélanie vint rejoindre son mari. Sans un mot, il passa un bras autour de sa taille pour l’attirer contre lui et, un long moment, ils restèrent ainsi, bien serrés, écoutant la musique silencieuse de la campagne endormie… Mais soudain, venu de très loin, le sifflet d’un train vrilla la nuit et arriva jusqu’à eux. Mélanie eut un petit soupir en nichant plus étroitement sa tête contre le cou de son époux :
— Tu te souviens du Méditerranée-Express ?
— Difficile de l’oublier, tu ne crois pas ?
— Oh si ! Ce que je me demande c’est si nous le retrouverons un jour ? La guerre n’a pas dû en laisser grand-chose !
— La guerre n’a pas beaucoup de chances contre les rêves des hommes. Il faut te dire que, de toute façon, il aurait vieilli, mais je suis certain qu’il reviendra sous une forme ou sous une autre. Il y aura toujours de grands trains merveilleusement luxueux pour aider l’esprit à s’évader…
Mélanie fronça le nez comme elle le faisait souvent pour mieux humer l’odeur du tabac anglais qu’elle aimait en suivant des yeux les volutes de la fumée.
— Veux-tu que je te dise ? Quand on en fabriquera un autre, je le verrais bien peint en bleu… un joli bleu à mi-chemin entre celui de notre Méditerranée et celui du ciel. Comme ça tout le monde saurait en le voyant qu’il va vers un pays où il fait toujours beau… Tu ne crois pas que ce serait une bonne idée ?
La pipe d’Antoine cracha quelques bouffées méditatives. Après un moment, il rendit sa sentence :
— Hmmm… moui ! On l’appellerait le Train Bleu ? Au fond ce ne serait pas si mal…
Il tapa le fourneau de sa pipe sur l’une des jarres en terre cuite, resserra son étreinte et enfouit sa figure dans les cheveux de sa femme.
— Ce que tu sens bon !… Et si on allait se coucher ?
— Ça aussi c’est une bonne idée…
Et ils rentrèrent dans la maison.
Notes
[1] Le Palais d’Été incendié le 18 octobre 1880 sur l’ordre de lord Elgin après avoir été copieusement pillé par les Français et les Anglais.
[2] Voir la Jeune Mariée.
[3] Orchidées d’une certaine famille.
[4] Il ouvrira en 1912 le célèbre palace qui porte son nom.