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CHAPITRE IX

Les fruits de notre prospérité se mirent à pleuvoir sur moi. J'eus une gouvernante française et je fus vêtu d'élégants costumes de velours spécialement coupés pour moi, avec des jabots de dentelle et de soie et, pour faire face aux intempéries, je fus affublé d'une surprenante pelisse d'écureuil dont les centaines de petites queues grises, tournées vers l'extérieur, provoquaient l'hilarité des passants. On me donna des leçons de maintien. On m'apprit à baiser la main des dames, à les saluer en faisant une sorte de plongeon en avant et en ramenant en même temps un pied contre l'autre, et à leur offrir des fleurs: sur ces deux points, le baise-main et les fleurs, ma mère était particulièrement intraitable.

– Tu n'arriveras à rien sans cela, me disait-elle, assez mystérieusement.

Une ou deux fois par semaine, lorsque quelques clientes de marque visitaient nos salons, ma gouvernante, après m'avoir brossé, pommadé, relevé mes chaussettes et noué soigneusement l'énorme jabot de soie sous le menton, me faisait effectuer mon entrée dans le monde.

J'allais de dame en dame, faisant ma courbette, ramenant un pied contre l'autre, baisant les mains, levant les yeux le plus haut possible à la lumière, ainsi que ma mère me l'avait appris. Les dames s'extasiaient poliment, et celles qui savaient se montrer particulièrement enthousiastes dans leurs exclamations obtenaient en général un rabais considérable sur le prix du «dernier modèle de Paris». Quant à moi, n'ayant déjà d'autre ambition que de faire plaisir à celle que j'aimais tant, je levais les yeux à la lumière à tout bout de champ, n'attendant même plus qu'on me le demandât -tout au plus me permettais-je, pour ma distraction personnelle, de remuer les oreilles, petit talent dont je venais d'apprendre le secret auprès de mes camarades de la cour. Après quoi, ayant à nouveau baisé la main de ces dames, fait mes courbettes, claqué les talons, je courais joyeusement derrière le dépôt de bois où, coiffé d'un tricorne de papier et armé d'un bâton, je défendais l'Alsace-Lorraine, marchais sur Berlin et accomplissais la conquête du monde jusqu'à l'heure du goûter.

Souvent, avant de m'endormir, je voyais ma mère entrer dans ma chambre. Elle se penchait sur moi et souriait tristement. Puis elle disait:

– Lève les yeux…

Je levais les yeux. Ma mère demeurait penchée sur moi un long moment. Puis elle m'entourait de ses bras et me serrait contre elle. Je sentais ses larmes sur mes joues. Je finis bien par me douter qu'il y avait là quelque chose de mystérieux et que ces larmes troublantes, ce n'était pas moi qui les inspirais. Un jour, je finis par interroger Aniela là-dessus. Avec l'avenement de notre prpspérité matérielle, Aniela avait été promue au rang de «directrice du personnel» et généreusement rétribuée. Elle détestait ma gouvernante, qui la séparait de moi, et faisait tout ce qu'elle pouvait pour rendre la vie impossible à la «mamzelle», ainsi qu'elle l'appelait. Un jour, donc, me jetant dans ses bras, je lui demandai – Aniela, pourquoi maman pleure-t-elle en regardant mes yeux?

Aniela parut gênée. Elle était avec nous depuis ma naissance et il y avait peu de choses qu'elle ignorait.

– C'est à cause de leur couleur.

– Mais pourquoi? Qu'est-ce qu'ils ont, mes yeux? Aniela poussa un gros soupir.

– Ils la font rêver, dit-elle évasivement.

Il me fallut plusieurs années pour m'orienter dans cette réponse. Un jour, je compris. Ma mère avait déjà soixante ans et moi vingt-quatre, mais parfois son regard cherchait mes yeux avec une tristesse infinie, et je savais bien que dans le soupir qui soulevait alors sa poitrine, ce n'était pas de moi qu'il s'agissait. Je la laissais faire. Dieu me pardonne, il m'est même arrivé, à l'âge d'homme, de lever exprès les yeux vers la lumière, et de demeurer ainsi, pour l'aider à se souvenir: j'ai toujours fait pour elle tout ce que j'ai pu.

Rien ne fut omis dans la formation que ma mère entendait me donner pour faire de moi un homme du monde. Elle me prodigua elle-même des leçons de polka et de valse, les seules danses qu'elle connaissait.

Après le départ des clientes, le salon était gaiement éclairé, le tapis roulé, un gramophone placé sur la table et ma mère s'asseyait dans un des fauteuils Louis XVI récemment acquis. Je m'approchais d'elle, je m'inclinais, je la prenais par la main et une-deux-trois! une-deux-trois! nous nous élancions sur le parquet, sous le regard désapprobateur d'Aniela.

– Tiens-toi droit! Marque bien la mesure! Lève un peu le menton et observe la dame fièrement en souriant d'un air charmé!

Je levais fièrement le menton, je souriais d'un air charmé et une! deux-trois, une! deux-trois – je sautillais sur le parquet miroitant. Ensuite, j'accompagnais ma mère jusqu'à son fauteuil, je lui baisais la main et m'inclinais devant elle, et ma mère me remerciait d'un mouvement de tête gracieux, en s'éventant. Elle soupirait et disait quelquefois avec conviction, en essayant de reprendre son souffle: – Tu gagneras des prix au Concours Hippique. Sans doute me voyait-elle en uniforme blanc d'officier de la Garde, sautant quelque obstacle sous les yeux éperdus d'amour d'Anna Karénine. Il y avait, dans ses élans d'imagination, quelque chose d'étonnamment démodé et d'un romanesque vieillot; je crois qu'elle cherchait à recréer ainsi autour d'elle un monde qu'elle n'avait jamais connu autrement qu'à travers les romans russes antérieurs à 1900, date à laquelle la bonne littérature s'arrêtait pour elle.

Trois fois par semaine, ma mère me prenait par 1a main et me conduisait au manège du lieutenant Sverdlovski, où j'étais initié par le lieutenant lui-même aux mystères de l'équitation, de l'escrime et du tir au pistolet. Le lieutenant était un homme grand et sec, d'aspect jeune, au visage osseux, armé d'une immense moustache blanche à la Lyautey. A huit ans, j'étais certainement son plus jeune élève et j'avais la plus grande peine à soulever l'immense pistojet qu'il me tendait. Après une demi-heure de fleuret, une demi-heure de tir, une demi-heure de cheval-gymnastique et exercices respiratoires. Ma mère restait assise dans un coin, fumant une cigarette, observant mes progrès avec satisfaction.

Le lieutenant Sverdlovski, qui parlait d'une voix sépulcrale et ne semblait pas connaître d'autre passion dans la vie que de «faire mouche» et de «viser au cœur», ainsi qu'il le disait, avait pour ma mère une admiration sans bornes. Notre arrivée créait toujours dans le stand un mouvement de sympathie. Je me plaçais devant la barrière en compagnie d'autres tireurs, officiers de réserve, généraux en retraite, jeunes gens élégants et désœuvrés, je mettais une main sur ma hanche, j'appuyais le lourd pistolet sur le bras du lieutenant, j'aspirais l'air, arrêtais mon souffle, tirais. Le carton était ensuite présenté à ma mère pour inspection. Elle regardait le petit trou, comparait le résultat à celui de la séance précédente et reniflait avec satisfaction. Après un tir particulièrement réussi, elle mettait le carton dans son sac et l'emportait à la maison. Souvent, elle me disait:

– Tu me défendras, n'est-ce pas? Encore quelques années et…

Elle faisait un geste vague et large, un geste russe. Quant au lieutenant Sverdlovski, il caressait ses longues moustaches raides, baisait la main de ma mère, claquait les talons, et disait:

– Nous ferons de lui un cavalier.

Il me donna lui-même des leçons d'escrime et me fit faire de longues marches à la campagne, sac au dos. On m'apprenait également le latin, l'allemand – l'anglais n'existait pas encore à l'époque ou, du moins, était considéré par ma mère comme une facilité commerciale à l'usage des gens de peu. J'apprenais aussi maintenant, avec une certaine Mlle Gladys, le shimmy et le fox-trot, et lorsque ma mère recevait, j'étais souvent tiré du lit, habille, traîné dans le salon et invité à réciter des fables de La Fontaine, après quoi, ayant dûment levé les yeux vers le lustre, baisé la main de ces dames et fait claquer un pied contre l'autre, j'étais autorisé à me retirer. Avec un programme pareil, je n'avais pas le temps d'aller à l'école où, d'ailleurs, l'enseignement, ne se faisant pas en français, mais en polonais, était à nos yeux complètement dépourvu d'intérêt. Mais je prenais des leçons de calcul, d'histoire, de géographie et de littérature d'une succession de professeurs dont les noms et les visages ont laissé aussi peu de traces dans ma mémoire que les matières qu'ils étaient chargés de m'enseigner.