Il arrivait à ma mère de m'annoncer i
– Ce soir, nous allons au cinéma.
Et le soir, affublé de ma pelisse d'écureuil ou, si la saison était clémente, d'un imperméable blanc et d'une toque de matelot, je déambulais sur les trottoirs de bois de la ville, en offrant le bras à ma mère. Elle veillait farouchement à mes bonnes manières. Je devais toujours courir lui ouvrir la porte et la tenir ouverte pendant qu'elle passait. Une fois, à Varsovie, m'étant rappelé que les dames devaient toujours passer les premières, je m'effaçai galamment devant elle, en descendant d'un tramway. Ma mère me fit immédiatement une scène, devant les vingt personnes qui se bousculaient à l'arrêt: je fus informé que le cavalier doit descendre le premier et offrir ensuite la main à la dame pour l'aider. Quant au baise-main, encore aujourd'hui, je n'arrive pas à m'en débarrasser. Aux Etats-Unis, c'est pour moi une source continuelle de malentendus. Neuf fois sur dix, lorsque, après une petite lutte musculaire, je parviens à porter la main d'une Américaine à mes lèvres, elle me lance un Thank you! étonné, ou bien, prenant cela pour quelque marque d'attention très personnelle, elle m'arrache sa main avec inquiétude, ou, chose plus pénible encore, surtout lorsque la dame est mûre, m'adresse un petit sourire coquin. Allez donc leur expliquer que je fais simplement comme ma mère me l'a dit!
Je ne sais si c'est un de ces films que nous avons vus ensemble, ou l'attitude de ma mère après le spectacle qui m'a laissé un souvenir si étrange et indélébile. Je revois encore l'acteur principal, vêtu de l'uniforme noir des Tcherkesses et d'un bonnet de fourrure, me fixer de l'écran de son regard pâle sous des sourcils ouverts comme des ailes, cependant que le pianiste, dans la salle, jouait son petit air nostalgique et claudiquant. En sortant du cinéma, nous marchâmes en nous tenant par la main à travers la ville déserte. Parfois, je sentais les doigts de ma mère qui serraient les miens, presque douloureusement. Lorsque je me tournais alors vers elle, je voyais qu'elle pleurait. A la maison, m'ayant aidé à me déshabiller et après m'avoir bordé dans mon lit, elle me demanda: – Lève les yeux.
Je levai les yeux vers la lampe. Elle demeura un long moment penchée sur moi, puis, avec un curieux sourire de triomphe, un sourire de victoire et de possession, elle, m'attira à elle et me serra dans ses bras. Or, il advint que, quelque temps après notre visite au cinéma, un bal costumé fut donné pour les enfants de la bonne société de la ville. J'y fus invité, naturellement: ma mère régnait alors souverainement sur la mode locale et nous étions très recherchés. Dès que l'invitation nous parvint, l'atelier de couture fut entièrement voué à la préparation de mon costume.
J'ai à peine besoin de dire que j'allai au bal vêtu en officier des Tcherkesses, avec poignard, bonnet de fourrure, cartouchières et tout le tra la la.
CHAPITRE X
Un jour, un cadeau inattendu me parvint, apparemment tombé du ciel. C'était une bicyclette-bébé, juste ce qu'il fallait pour ma taille. Le nom du mystérieux donateur ne me fut pas révélé et toutes mes questions demeurèrent sans réponse. Aniela, après avoir longuement.contemplé l'objet, me dit simplement, avec animosité:
– Ça vient de loin.
Ma mère et Aniela débattirent longuement le point de savoir s'il fallait accepter le cadeau ou le renvoyer à l'expéditeur. Je ne fus pas autorisé à assister au débat, mais, le coeur serré et suant d'appréhension à l'idée que l'engin merveilleux allait peut-être m'échapper j'entrouvris la porte du salon et surpris quelques bribes d'un dialogue sibyllin:
– Nous n'avons plus besoin de lui. C'était dit par Aniela, sévèrement. Ma mère pleurait dans un coin. Aniela surenchérit alors:
– Il se rappelle un peu tard notre existence.
Puis la voix de ma mère, étrangement suppliante-elle n'avait pas l'habitude de supplier-dit, presque timidement:
– C'est tout de même gentil de sa part. Là-dessus, Aniela conclut:
– Il aurait pu se souvenir de nous plus tôt.
La seule chose qui m'intéressait à l'époque était de savoir si je pourrais garder ma bicyclette. Finalement, ma mère m'y autorisa. Et avec cette habitude qu'elle avait de me couvrir de «professeurs» – professeur de calligraphie – Dieu ait pitié de lui! s'il pouvait voir mon écriture, le pauvre se dresserait sûrement dans son cercueil – professeur d'élocution, professeur de maintien – là non plus, je n'ai pas fait preuve de beaucoup d'aptitude, et tout ce que j'ai retenu de son enseignement, c'est qu'il ne faut pas écarter le petit doigt en tenant ma tasse de thé – professeur d'escrime, de tir, d'équitation, de gymnastique, de… Un père aurait fait beaucoup mieux l'affaire. Bref, ayant acquis une bicyclette, j'acquis aussitôt un professeur de bicyclette, et après quelques chutes et misères d'usage, on put me voir pédaler fièrement sur mon vélo miniature, sur les gros pavés de Wilno, à la suite d'un long jeune homme triste qui portait un chapeau de paille et qui était un «sportif» célèbre dans le quartier. Il m'était formellement interdit de rouler seul dans les rues.
Un beau matin, en revenant de ma promenade avec mon instructeur, je trouvai une petite foule réunie à l'entrée de notre immeuble, bavant d'admiration devant une immense automobile jaune décapotée, arrêtée devant la porte cochère. Un chauffeur en livrée se tenait au volant. Ma bouche s'ouvrit démesurément, mes yeux s'agrandirent, je demeurai figé sur place devant cette merveille. Les autos étaient encore assez rares dans les rues de Wilno, et celles qui y circulaient n'avaient.qu'un très lointain rapport avec la création prodigieuse du génie humain que je voyais. Un petit camarade, fils du cordonnier, me glissa d'une voix respectueuse: «C'est chez vous.» Laissant là ma bicyclette, je courus me renseigner.
La porte me fut ouverte par Aniela et celle-ci, sans un mot d'explication, me saisit par la main et m'entraîna dans ma chambre. Là, elle se livra sur moi à des travaux de propreté prodigieux. L'atelier de couture vint à la rescousse et toutes les filles, Aniela dirigeant les opérations, se mirent à me frotter, savonner, laver, parfumer, habiller, déshabiller, rhabiller, chausser, coiffer et pommader avec un empressement dont je ne devais plus connaître d'égal et que j'attends pourtant toujours de ceux qui vivent avec moi. Souvent, en rentrant du bureau, j'allume un cigare, je m'assieds dans un fauteuil, et j'attends que quelqu'un vienne s'occuper de moi. J'attends en vain. J'ai beau me consoler en pensant qu'aucun trône n'est solide à l'époque actuelle, le petit prince en moi continue à s'étonner. Je finis par me lever et par aller prendre mon bain. Je suis obligé de me déchausser et de me déshabiller moi-même et il n'y a même plus personne pour me frotter le dos. Je suis un grand incompris.
Pendant une bonne demi-heure, Aniela, Maria, Stefka et Halinka s'affairèrent autour de moi. Ensuite, les oreilles écarlates et meurtries par les brosses, un immense noeud de soie blanche autour du cou, chemise blanche, pantalon bleu, souliers à rubans blancs et bleus, je fus introduit dans le salon.
Le visiteur était assis dans un fauteuil, les jambes allongées. Je fus frappé par son regard étrange, d'une clarté et d'une fixité légèrement inquiétantes et comme animales, sous des sourcils qui donnaient à ses yeux quelque chose d'ailé. Un sourire un peu ironique errait sur ses lèvres serrées. Je l'avais vu deux ou trois fois au cinéma et je le reconnus immédiatement. Il m'examina longuement, froidement, avec une sorte de curiosité détachée. J'étais très inquiet, mes oreilles sonnaient et brûlaient et l'odeur d'eau de Cologne dans laquelle je baignais me faisait éternuer. Je sentais confusément que quelque chose d'important était en train de se passer, mais je ne savais guère quoi. J'en étais encore à mes débuts d'homme du monde. Bref, complètement abruti et désorienté par les préparatifs qui avaient précédé mon entrée dans le salon, décontenancé par le regard fixe et le sourire énigmatique du visiteur et encore plus par le silence qui m'accueillit et l'attitude bizarre de ma mère, que je n'avais jamais vue aussi pâle, aussi tendue, le visage figé et semblable à un masque, je commis une gaffe irréparable. Comme un chien trop bien dressé qui ne peut plus s'arrêter de faire son numéro, je m'avançai vers la dame qui accompagnait l'étranger, je fis une courbette, claquai un pied contre l'autre, lui baisai la main, et ensuite, m'approchant du visiteur lui-même, je perdis complètement les pédales et baisai sa main également.