Mon adorable Messaline n'avait que huit ans, mais son exigence physique dépassait tout ce qu'il me fut donné de connaître au cours de mon existence. Elle courait devant moi, dans la cour, me désignait du doigt tantôt un tas de feuilles, tantôt du sable, ou un vieux bouchon, et je m'exécutais sans murmurer. Encore bougrement heureux d'avoir pu être utile. A un moment, elle s'était mise à cueillir un bouquet de marguerites que je voyais grandir dans sa main avec appréhension – mais je mangeai les marguerites aussi, sous son œil attentif -elle savait déjà que les hommes essayent toujours de tricher, dans ces jeux-là – où je cherchais en vain une lueur d'admiration. Sans une marque d'estime ou de gratitude, elle repartit en sautillant, pour revenir, au bout d'un moment, avec quelques escargots qu'elle me tendit dans le creux de la main. Je mangeai humblement les escargots, coquille et tout.
A cette époque, on n'apprenait encore rien aux enfants sur le mystère des sexes et j'étais convaincu que c'était ainsi qu'on faisait l'amour. J'avais probablement raison.
Le plus triste était que je n'arrivais pas à l'impressionner. J'avais à peine fini les escargots qu'elle m'annonçait négligemment:
– Josek a mangé dix araignées pour moi et il s'est arrêté seulement parce que maman nous a appelés pour le thé.
Je frémis. Pendant que j'avais le dos tourné, elle me trompait avec mon meilleur ami. Mais j'avalai cela aussi. Je commençais à avoir l'habitude.
– Je peux t'embrasser?
– Oui. Mais ne me mouille pas la joue, je n'aime pas ça.
Je l'embrassai, en essayant de ne pas mouiller la joue. Nous étions agenouillés derrière les orties et je l'embrassai encore et encore. Elle faisait tourner distraitement le cerceau autour de son doigt. L'histoire de ma vie.
– Ça fait combien de fois?
– Quatre-vingt-sept. Est-ce que je peux aller jusqu'à mille?
– C'est combien, mille?
– Je ne sais pas. Est-ce que je peux t'embrasser sur l'épaule aussi?
– Oui.
Je l'embrassai sur l'épaule aussi. Mais ce n'était pas ça. Je sentais bien qu'il devait y avoir encore autre chose qui m'échappait, quelque chose d'essentiel. Mon cœur battait très fort et je l'embrassai sur le nez et sur les cheveux et dans le cou et quelque chose me manquait de plus en plus, je sentais que ce n'était pas assez, qu'il fallait aller plus loin, beaucoup plus loin et, finalement, éperdu d'amour et au comble de la frénésie érotique, je m'assis dans l'herbe et j'enlevai un de mes souliers en caoutchouc.
– Je vais le manger pour toi, si tu veux.
Si elle le voulait! Ha! Mais bien sûr qu'elle le voulait, voyons! C'était une vraie petite femme.
Elle posa son cerceau par terre et s'assit sur ses talons. Je crus voir dans ses yeux une lueur d'estime. Je n'en demandais pas plus. Je pris mon canif et entamai le caoutchouc. Elle me regardait faire.
– Tu vas le manger cru?
– Oui.
J'avalai un morceau, puis un autre. Sous son regard enfin admiratif, je me sentais devenir vraiment un homme. Et j'avais raison. Je venais de faire mon apprentissage. J'entamai le caoutchouc encore plus profondément, soufflant un peu, entre les bouchées, et je continuai ainsi un bon moment, jusqu'à ce qu'une sueur froide me montât au front. Je continuai même un peu au-delà, serrant les dents, luttant contre la nausée, ramassant toutes mes forces pour demeurer sur le terrain, comme il me fallut le faire tant de fois, depuis, dans mon métier d'homme.
Je fus très malade, on me transporta à l'hôpital, ma mère sanglotait, Aniela hurlait, les filles de l'atelier geignaient, pendant qu'on me mettait sur un brancard dans l'ambulance. J'étais très fier de moi.
Mon amour d'enfant m'inspira vingt ans plus tard mon premier roman Éducation européenne, et aussi certains passages du Grand Vestiaire.
Pendant longtemps, à travers mes pérégrinations, j'ai transporté avec moi un soulier d'enfant en caoutchouc, entamé au couteau. J'avais vingt-cinq ans, puis trente, puis quarante, mais le soulier était toujours là, à portée de la main. J'étais toujours prêt à m'y attabler, à donner, une fois de plus, le meilleur de moi-même. Ça ne s'est pas trouvé. Finalement, j'ai abandonné le soulier quelque part derrière moi. On ne vit pas deux fois.
Ma liaison avec Valentine dura près d'un an. Elle me transforma complètement. Je dus lutter constamment contre mes rivaux, affirmer et illustrer ma supériorité, marcher sur les mains, voler dans les boutiques, me battre, me défendre sur tous les terrains. Mon plus grand tourment était un certain garçon dont le nom m'échappe, mais qui savait jongler avec cinq pommes – et il y avait des moments où, assis sur une pierre, la tête basse, après des heures d'essais infructueux, les pommes répandues autour de moi, je sentais que la vie ne valait vraiment pas la peine d'être vécue. Néanmoins, je faisais face, et, encore aujourd'hui, je sais jongler avec trois pommes et, souvent, sur ma colline de Big Sur, face à l'Océan et l'infini du ciel, je mets un pied en avant et j'accomplis cet exploit, pour montrer que je suis quelqu'un.
En hiver, alors que nous nous jetions en traîneaux du haut des collines, je me disloquai l'épaule en sautant d'une hauteur de cinq mètres dans la neige, sous je regard de Valentine, simplement parce que j'étais incapable de descendre la pente debout sur mon traîneau, comme le faisait ce voyou de Jan. Ce Jan, comme je le détestais et comme je le déteste encore! Je n'ai jamais su exactement ce qu'il y avait, entre lui et Valentine, et même aujourd'hui, je préfère ne pas y penser, mais il avait presque un an de plus que moi, allant sur ses dix ans, il avait une plus grande habitude des femmes, et tout ce que je savais faire, il le faisait mieux que moi. Il avait la mine patibulaire d'un chat de gouttière, était d'une agilité incroyable et pouvait mettre au but à cinq mètres en crachant.
Il savait siffler d'une manière particulièrement impressionnante, en mettant deux doigts dans sa bouche, un tour que je ne suis pas parvenu à apprendre jusqu'à ce jour, et que je n'ai vu accomplir, depuis, avec la même force stridente, que par mon ami l'ambassadeur Jaime de Castro et la comtesse Nelly de Vogué. Je dois à Valentine d'avoir compris que l'amour de ma mère et la tendresse dont j'étais entouré à la maison n'avaient aucun rapport avec ce qui m'attendait dehors, et aussi, que rien n'était jamais définitivement acquis, gagné, assuré et conservé. Jan, avec un sens inné de l'injure, m'avait surnommé le «petit bleu», et pour me débarrasser de ce surnom, que je jugeais très blessant, bien que je n'eusse guère pu dire pourquoi, je dus multiplier les preuves de courage et de virilité, et je devins très rapidement la terreur des commerçants du quartier. Je peux dire sans me vanter que j'ai cassé plus de vitres, volé plus de boîtes de dattes et de khalva et tiré plus de sonnettes que n'importe quel autre garçon de la cour; j'appris aussi à risquer ma vie avec une facilité qui me fut bien utile, plus tard, pendant la guerre, lorsque ce genre de chose fut officiellement admis et encouragé.
Je me souviens notamment d'un certain «jeu de la mort» que Jan et moi pratiquions sur la margelle d'une fenêtre, au quatrième étage de l'immeuble, sous le regard de nos camarades éblouis.
Peu nous importait que Valentine ne fût pas là – c'était d'elle qu'il s'agissait, dans ce duel, et aucun de nous ne se trompait là-dessus.
Le jeu était très simple, et je crois vraiment que, comparée à lui, la fameuse «roulette russe» n'est que gentil passe-temps de collégiens.
Nous montions au dernier étage de l'immeuble, dans la cage de l'escalier, nous ouvrions une fenêtre qui donnait sur la cour et nous nous asseyions aussi près que possible du vide, les jambes dehors. La fenêtre se prolongeait vers l'extérieur par un rebord de zinc qui ne devait pas avoir plus de vingt centimètres de largeur. Le jeu consistait à pousser le partenaire dans le dos d'un coup brusque, mais calculé de telle façon que le sujet glissât de la fenêtre sur le parapet et se trouvât assis sur l'étroite margelle extérieure, les jambes dans le vide.