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Ma mère était passionnée d'opéra, elle avait pour Chaliapine une admiration presque religieuse, et je suis sans excuses. Combien de fois à huit, neuf ans, ayant interprété comme il convenait le regard tendre et rêveur qu'elle posait sur moi, ai-je couru me réfugier dans le dépôt de bois, et là, ayant aspiré l'air et pris la pose, je poussais du fond de mes entrailles un ha! ha! ha! blokha! à faire trembler le monde. Hélas! Ma voix m'avait préféré un autre.

Personne n'a appelé le génie vocal avec plus de ferveur, plus de chaudes larmes que l'enfant que j'étais. S'il m'avait été donné une fois, une seule, de paraître devant ma mère, installée triomphalement dans sa loge, à l'Opéra de Paris, ou même, plus modestement, à la Scala de Milan, devant un parterre éblouissant, dans mon grand rôle de Boris Godounov, je crois que j'eusse donné un sens à son sacrifice et à sa vie. Ça ne s'est pas trouvé. Le seul exploit que je pus accomplir pour elle fut de gagner le championnat de Nice de ping-pong, en 1932. J'ai gagné le championnat une fois, mais j'ai été battu depuis régulièrement.

Les leçons de chant furent donc rapidement abandonnées. Un de mes professeurs me qualifia même, assez perfidement, d' «enfant prodige»: il prétendait n'avoir jamais rencontré, dans sa carrière, un gosse aussi dépourvu d'oreille et de talent.

Je mets souvent le disque de La Puce de Chaliapine sur mon phono et j'écoute ma voix véritable avec émotion.

Forcée ainsi à admettre que je ne manifestais aucune disposition spéciale, ni talent caché, ma mère finit par conclure, comme tant d'autres mères avant elle, qu'il ne me restait plus qu'une solution: la diplomatie. Une fois cette idée ancrée dans son esprit, elle se ragaillardit considérablement. Cependant, comme il me fallait toujours ce qu'il y avait de plus beau au monde, il fallait que je devinsse ambassadeur de France – elle n'était pas disposée à prendre moins.

L'amour, l'adoration, je devrais dire, de ma mère, pour la France, a toujours été pour moi une source considérable d'étonnement. Qu'on me comprenne bien. J'ai toujours été moi-même un grand francophile. Mais je n'y suis pour rien: j'ai été élevé ainsi. Essayez donc d'écouter, enfant, dans les forêts lituaniennes, les légendes françaises; regardez un pays que vous ne connaissez pas dans les yeux de votre mère, apprenez-le dans son sourire et dans sa voix émerveillée; écoutez, le soir, au coin du feu où chantent les bûches, alors que la neige, dehors, fait le silence autour de vous, écoutez la France qui vous est contée comme Le Chat botté; ouvrez de grands yeux devant chaque bergère et entendez des voix; annoncez à vos soldats de plomb que du haut de ces pyramides quarante siècles les contemplent; coiffez-vous d'un bicorne en papier et prenez la Bastille, donnez la liberté au monde en abattant avec votre sabre de bois les chardons et les orties; apprenez à lire dans les fables de La Fontaine – et essayez ensuite, à l'âge d'homme, de vous en débarrasser. Même un séjour prolongé en France ne vous y aidera pas.

Il va sans dire qu'un jour vint où cette image hautement théorique de la France vue de la forêt lituanienne, se heurta violemment à la réalité tumultueuse et contradictoire de mon pays: mais il était déjà trop tard, beaucoup trop tard: j'étais né.

Dans toute mon existence, je n'ai entendu que deux êtres parler de la France avec le même accent: ma mère et le général de Gaulle. Ils étaient fort dissemblables, physiquement et autrement. Mais lorsque j'entendis l'appel du 18 juin, ce fut autant à la voix de la vieille dame qui vendait des chapeaux au 16 de la rue de la Grande-Pohulanka à Wilno, qu'à celle du Général que je répondis sans hésiter.

Dès l'âge de huit ans, surtout lorsque les choses allaient mal – et elles allèrent mal, très rapidement – ma mère venait s'asseoir en face de moi, le visage fatigué, les yeux traqués, me regardait longuement, avec une admiration et une fierté sans limites, puis se levait, prenait ma tête entre ses mains, comme pour mieux voir chaque détail de mon visage, et me disait:

– Tu seras ambassadeur de France, c'est ta mère qui te le dit.

Tout de même, il y a une chose qui m'intrigue un peu. Pourquoi ne m'avait-elle pas fait Président de la République, pendant qu'elle y était? Peut-être y avait-il, malgré tout, chez elle, plus de réserve, plus de retenue, que je ne lui en accordais. Peut-être considérait-elle, aussi, que dans l'univers d'Anna Karénine et des officiers de la Garde, un Président de la République, ce n'était pas tout à fait du «beau monde», et qu'un ambassadeur en grand uniforme, ça faisait plus distingué.

J'allais parfois me cacher dans mon refuge de bûches parfumées, je songeais à tout ce que ma mère attendait de moi, et je me mettais à pleurer, longuement, silencieusement: je ne voyais pas du tout comment j'allais pouvoir me retourner.

Je revenais ensuite à la maison, le cœur gros, et j'apprenais encore une fable de La Fontaine: c'était tout ce que je pouvais faire pour elle.

Je ne sais quelle idée ma mère se faisait de la Carrière et des diplomates, mais un jour, elle entra dans ma chambre très préoccupée; elle s'assit en face de moi et entreprit aussitôt un long discours sur ce que je peux seulement appeler «l'art de faire des cadeaux aux femmes».

– Rappelle-toi qu'il est beaucoup plus touchant de venir toi-même avec un petit bouquet à la main que d'en envoyer un grand par un livreur. Méfie-toi des femmes qui ont plusieurs manteaux de fourrure, ce sont celles qui en attendent toujours un de plus, ne les fréquente que si tu en as absolument besoin. Choisis toujours tes cadeaux avec discrimination, en tenant compte du goût de la personne à qui tu l'offres. Si elle n'a pas d'éducation, pas de penchant littéraire, offre-lui un beau livre. Si tu dois avoir affaire à une femme modeste, cultivée, sérieuse, offre-lui un objet de luxe, un parfum, un fichu. Rappelle-toi, avant d'offrir quelque chose qui se porte, de bien regarder la couleur de ses cheveux et de ses yeux. Les petits objets comme les broches, les bagues, les boucles d'oreilles, assortis-lés à la couleur des yeux, et les robes, les manteaux, les écharpes, à celle des cheveux. Les femmes qui ont les cheveux et les yeux de la même couleur sont plus faciles à habiller et coûtent donc moins cher. Mais surtout, surtout…

Elle me regardait avec inquiétude et joignait les mains:

– Surtout, mon petit, surtout, rappelle-toi une chose: n'accepte jamais de l'argent des femmes. Jamais. J'en mourrais. Jure-le-moi. Jure-le sur la tête de ta mère…

Je jurais. C'était un point sur lequel elle revenait continuellement et avec une anxiété extraordinaire.

– Tu peux accepter des cadeaux, des objets, des stylos, par exemple, ou des portefeuilles, même une Rolls-Royce, tu peux l'accepter, mais de l'argent – jamais!

Ma culture, générale d'homme du monde n'était pas négligée. Ma mère me donna lecture à haute voix de La Dame aux Camélias et lorsque ses yeux se mouillaient, sa voix se brisait et qu'elle était obligée de s'interrompre, je sais bien, aujourd'hui, qui était Armand, dans son esprit. Parmi les autres lectures édifiantes qui me furent ainsi faites, toujours avec un bel accent russe, je me souviens surtout de MM- Déroulède, Béranger et Victor Hugo; elle ne se bornait pas à me lire les poèmes, mais, fidèle à son passé d'«artiste dramatique», elle me les déclamait, debout dans le salon, sous le lustre étincelant, avec geste et sentiment; je me souviens, notamment, d'un certain Waterloo, Waterloo, Waterloo, morne plaine, qui m'avait vraiment effrayé: assis sur le bord de ma chaise, j'écoutais ma mère déclamer, debout devant moi, le livre de poèmes à la main, un bras levé; j'avais froid dans le dos devant un tel pouvoir d'évocation; les yeux agrandis, les genoux serrés, je regardais la morne plaine, et je suis sûr que Napoléon lui-même eût été vivement impressionné, s'il se fût trouvé là.