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Pour m'aider à me familiariser avec mon avenir, ma mère revenait souvent de ses courses chez les brocanteurs avec de vieilles cartes postales de ces hauts lieux qui m'attendaient.

Je connus ainsi très tôt l'intérieur de chez Maxim's, et il fut entendu entre nous que j'y mènerais ma mère à la première occasion. Elle y tenait beaucoup. Elle y avait dîné, en tout bien, tout honneur, m'avait-elle expliqué à plusieurs reprises, au cours d'un voyage qu'elle avait fait à Paris, avant la guerre de 14.

Ma mère choisissait de préférence les cartes postales représentant des parades militaires, avec de beaux officiers à cheval, sabre au clair, passant la revue; celles des ambassadeurs illustres, en uniformes de gala, celles des grandes personnalités féminines de l'époque, Cléo de Mérode, Sarah Bernhardt, Yvette Guilbert – je me souviens que, devant la carte postale où figurait quelque évêque coiffé de sa mitre et vêtu de violet, elle avait dit, avec approbation: «Ces gens-là s'habillent très bien» – et, naturellement, toutes les cartes reproduisant «les Français illustres» – sauf, bien entendu, ceux qui, tout en ayant accédé à la gloire posthume, n'avaient pas entièrement réussi de leur vivant. C'est ainsi que la carte postale représentant l'Aiglon, après avoir trouvé, je ne sais comment, le chemin de l'album, en fut promptèment enlevée, avec cette simple réflexion qu'«il était tuberculeux» – je ne sais si ma mère craignait ainsi la contagion, ou si le sort du Roi de Rome ne lui paraissait pas un exemple à suivre. Les peintres géniaux, mais ayant connu la misère, les poètes maudits – Baudelaire, en particulier – et les musiciens au destin tragique étaient soigneusement bannis de la collection, car, selon l'expression anglaise connue, ma mère would stand no nonsense: le succès était quelque chose qui devait vous arriver de votre vivant. La carte postale qu'elle rapportait le plus souvent à la maison et que je trouvais toujours partout était celle de Victor Hugo. Elle admettait bien, malgré tout, que Pouchkine fût un aussi grand poète, mais Pouchkine avait été tué dans un duel à trente-six ans, tandis que Victor Hugo avait vécu très vieux et honoré. Partout où j'allais, dans l'appartement, il y avait toujours la tête de Victor Hugo qui me contemplait et quand je dis partout, je l'entends littéralement: le grand homme était toujours là, quel que fût l'endroit, posant sur mes efforts un regard grave, habitué pourtant à d'autres horizons. De notre petit Panthéon de cartes jaunies, elle avait catégoriquement rejeté Mozart – «il est mort jeune» -, Baudelaire – «tu comprendras plus tard pourquoi» -, Berlioz, Bizet, Chopin – «ils étaient malchanceux» – mais, chose étrange, et malgré sa crainte affreuse, pour moi, des maladies et, en particulier, de la tuberculose et de la syphilis, Guy de Maupassant paraissait avoir trouvé quelque excuse à ses yeux et fut admis dans l'album, avec un peu de gêne, il est vrai, et après une courte hésitation. Ma mère avait pour lui une tendresse très marquée, et j'ai toujours été très heureux que Guy de Maupassant n'eût pas rencontré ma mère, avant ma naissance – j'ai parfois le sentiment de l'avoir échappé belle.

Ainsi donc, la carte postale représentant le beau Guy en chemise blanche, la moustache bien tournée, fut admise dans ma collection, où elle figura en bonne place, entre le jeune Bonaparte et Mme Récamier. Lorsque je feuilletais l'album, ma mère se penchait souvent par-dessus mon épaule et posait sa main sur l'image de Maupassant. Elle s'absorbait dans sa contemplation et soupirait un peu.

– Les femmes l'aimaient beaucoup, disait-elle. Puis elle ajoutait, apparemment hors de propos, avec une nuance de regret:

– Mais il vaut peut-être mieux que tu épouses une jeune fille de bonne famille, bien propre.

A force, peut-être, de regarder l'image du pauvre Guy dans notre album, il parut à ma mère que le temps était venu de m'adresser une mise en garde solennelle contre les embûches qui guettent un homme du monde sur son chemin. Un après-midi, je fus invité à monter dans un fiacre et conduit dans un abominable endroit appelé «Panopticum", une sorte de musée d'horreurs médicales, où les échantillons en cire mettaient les collégiens en garde contre les conséquences de certains égarements. Je dois dire que je fus dûment impressionné. Tous ces nez écroulés, fondant, disparaissant sous la morsure du mal, que les autorités offraient à la meditation de la jeunesse des écoles, dans une lumière de caveau, me rendirent malade de peur. Car c'était toujours le nez, apparemment, qui faisait lés frais de ces joies funestes.

L'avertissement s'évère qui me fut ainsi adressé en ce lieu sinistre eut sur ma nature impressionnable une influence salutaire: toute ma vie, j'ai fait très attention à mon nez. J'ai compris que la boxe était un sport que la hiérarchie ecclésiastique de Wilno me déconseillait fortement de pratiquer, ce qui explique pourquoi le ring est un des rares endroits où je ne me suis jamais risqué dans ma carrière de champion. Je me suis toujours efforcé d'éviter les bagarres et les coups de poing et je peux dire qu'à cet égard, du moins, mes éducateurs peuvent être satisfaits de moi.

Mon nez n'est plus ce qu'il était autrefois. On a dû me le refaire entièrement dans un hôpital de la R. A. F. pendant la guerre, à la suite d'un méchant accident d'avion, mais quoi, il est toujours là, j'ai continué à respirer à travers plusieurs républiques et, encore en ce moment, couché entre ciel et terre, lorsque mon vieux besoin d'amitié me reprend et que je pense à mon chat Mortimer, enterré dans un jardin de Chelsea, à mes chats Nicolas, Humphrey, Gaucho, et à Gaston, le chien sans race, qui m'ont tous quitté depuis longtemps, il me suffit de lever la main et de toucher le bout de mon nez pour m'imaginer qu'il me reste encore de la compagnie.

CHAPITRE XV

En dehors des lectures édifiantes qui m'étaient recommandées par ma mère, je dévorais tous les livres qui me tombaient sous la main ou, plus exactement, sur lesquels je mettais discrètement la main chez les bouquinistes du quartier. Je transportais mon butin dans la grange et là, assis par terre, je me plongeais dans l'univers fabuleux de Walter Scott, de Karl May, de Mayn Reed et d'Arsène Lupin. Ce dernier m'enchantait particulièrement et je m'efforçais de mon mieux d'imposer à mon visage la grimace caustique, menaçante et supérieure, dont l'artiste avait doté le visage du héros sur la couverture du livre. Avec le mimétisme naturel des enfants, j'y réussissais assez bien et, aujourd'hui encore, je retrouve parfois, dans mon expression, dans mes traits, dans mes mines, une vague trace du dessin qu'un illustrateur de troisième ordre avait tracé jadis sur la couverture d'un livre bon marché. Walter Scott me plaisait beaucoup et il m'arrive encore de m'étendre sur mon lit et de m'élancer à la poursuite de quelque noble idéal, de protéger les veuves et de sauver les orphelins – les veuves sont toujours remarquablement belles et enclines à me témoigner leur reconnaissance, après avoir enfermé les orphelins dans une pièce à côté. Un autre de mes ouvrages favoris était L'Ile au Trésor de R. L. Stevenson, encore une lecture dont je ne me suis jamais remis. L'image d'un coffre en bois plein de doublons, de rubis, d'émeraudes et de turquoises – je ne sais pourquoi, les diamants ne m'ont jamais tenté – est pour moi un tourment continuel. Je demeure convaincu que cela existe quelque part, qu'il suffit de bien chercher. J'espère encore, j'attends encore, je suis torturé par la certitude que c'est là, qu'il suffit de connaître la formule, le chemin, l'endroit. Ce qu'une telle illusion peut réserver de déceptions et d'amertume, seuls les très vieux mangeurs d'étoiles peuvent le comprendre entièrement. Je n'ai jamais cessé d'être hanté par le pressentiment d'un secret merveilleux et j'ai toujours marché sur la terre avec l'impression de passer à côté d'un trésor enfoui. Lorsque j'erre parfois sur les collines de San Francisco, Nob Hill, Russian Hill, Telegraph Hill, peu de gens soupçonnent que ce monsieur aux cheveux grisonnants est à la recherche d'un Sésame, ouvre-toi, que son sourire désabusé cache la nostalgie du maître-mot, qu'il croit au mystère, à un sens caché, à une formule, à une clé; je fouille longuement du regard le ciel et la terre, j'interroge, j'appelle et j'attends. Je sais naturellement dissimuler tout cela sous un air courtois et distant: je suis devenu prudent, je feins l'adulte, mais, secrètement, je guette toujours le scarabée d'or, et j'attends qu'un oiseau se pose sur mon épaule, pour me parler d'une voix humaine et me révéler enfin le pourquoi et le comment.