Je ne puis pourtant prétendre que ma première rencontre avec la magie fut encourageante.
J'y fus initie dans la cour, par un de mes cadets, prénommé par nous Pastèque, en raison de l'habitude qu'avait l'intéressé d'observer le monde par-dessus la tranche rouge d'une pastèque, dans laquelle il plongeait ses dents et son nez, si bien que seuls ses yeux méditatifs demeuraient visibles. Ses parents avaient une boutique de fruits et légumes dans l'immeuble et il n'émergeait jamais du sous-sol où ils habitaient sans une belle portion de son fruit préféré. II avait une façon de pénétrer dans la chair succulente la tête la première, qui nous faisait saliver de concupiscence, cependant que ses grands yeux attentifs nous observaient avec intérêt par-dessus l'objet de nos désirs. La pastèque était un des fruits les plus communs du pays, mais il y avait, chaque saison, dans la ville, quelques cas de choléra, et nos parents nous interdisaient formellement d'y toucher. Je suis convaincu que les frustrations éprouvées dans l'enfance laissent une marque profonde et indélébile et ne peuvent plus jamais être compensées; à quarante-quatre ans, chaque fois que je plonge mes dents dans une pastèque, j'éprouve un sentiment de revanche et de triomphe extrêmement satisfaisant, et mes yeux semblent toujours chercher par-dessus la tranche ouverte et parfumée, le visage de mon petit camarade pour lui signifier que nous sommes enfin quittes, et que moi aussi, je suis parvenu à quelque chose dans la vie. J'ai beau, cependant, me gaver de mon fruit préféré, il serait vain de nier que je sentirai toujours la morsure du regret dans mon coeur et que toutes les pastèques du monde ne me feront pas oublier celles que je n'ai pas mangées à huit ans, lorsque j'en avais le plus envie, et que la pastèque absolue continuera à me narguer jusqu'à la fin de mes jours, toujours présente, pressentie, et toujours hors de portée.
Eh dehors de cette façon qu'il avait de nous défier en savourant sa possession du monde, Pastèque avait exercé sur moi une autre influence importante. Il devait avoir un ou deux ans de moins que moi, mais j'ai toujours été très influencé par mes cadets. Les hommes âgés n'ont jamais eu d'ascendant sur moi, je les ai toujours considérés comme étant hors jeu et leurs conseils de sagesse me semblent se détacher d'eux comme des feuilles mortes d'une cime sans doute majestueuse, mais que la sève n'abreuve plus. La vérité meurt jeune. Ce que la vieillesse a "appris" est en réalité tout ce qu'elle a oublié, la haute sérénité des vieillards à barbe blanche et au regard indulgent me semble aussi peu convaincante que la douceur des chats émasculés et, alors que l'âge commence à peser sur moi de ses rides et de ses épuisements, je ne triche pas avec moi-même et je sais que, pour l'essentiel, j'ai été et ne serai plus jamais.
Ce fut donc le petit Pastèque qui m'initia à la magie. Je me souviens de l'étonnement que j'éprouvai lorsqu'il m'apprit que tous mes vœux pouvaient être exaucés, si je savais m'y prendre. Il suffisait de se procurer une bouteille, d'y uriner d'abord, et d'y placer ensuite, dans l'ordre: des moustaches de chat, des queues de rats, des fourmis vivantes, des oreilles de chauve-souris, ainsi que vingt autres ingrédients difficiles à trouver dans le commerce, et que j'ai complètement oubliés aujourd'hui, ce qui me fait craindre que mes vœux ne soient plus jamais exaucés. Je me mis aussitôt en quête des éléments magiques indispensables. Les mouches étaient partout, les chats et les rats crevés ne manquaient pas dans la cour, les chauves-souris nichaient dans les hangars et uriner dans la bouteille n'offrait pas de problème particulier. Mais essayez donc de faire entrer dans une bouteille des fourmis vivantes! On ne peut ni les saisir, ni les garder, elles s'échappent à peine tenues, s'ajoutant au nombre de celles qu'il vous faut encore capturer, et lorsque l'une d'elles prend enfin obligeamment le chemin du goulot, le temps d'en décider une autre et déjà la précédente est ailleurs et tout est à recommencer. Un vrai métier de Don Juan aux enfers. Il arriva cependant un moment où Pastèque, lassé du spectacle de mes efforts, et impatient de goûter au gâteau que je devais lui remettre en échange de sa formule magique, déclara enfin que le talisman était complet et prêt à fonctionner.
Il ne me restait plus qu'à formuler un vœu.
Je me mis à réfléchir.
Assis par terre, la bouteille entre les jambes, je couvrais ma mère de bijoux, je lui offrais des Packard jaunes avec des chauffeurs en livrée, je lui bâtissais des palais de marbre où toute la bonne société de Wilno était invitée à se rendre à genoux. Mais ce n'était pas ça. Quelque chose, toujours, manquait. Entre ces pauvres miettes et l'extraordinaire besoin qui venait de s'éveiller en moi, il n'y avait pas de commune mesure. Vague et lancinant, tyrannique et informulé, un rêve étrange s'était mis à bouger en moi, un rêve sans visage, sans contenu, sans contour, le premier frémissement de cette aspiration à quelque possession totale dont l'humanité a nourri aussi bien ses plus grands crimes que ses musées, ses poèmes et ses empires, et dont la source est peut-être dans nos gènes comme un souvenir et une nostalgie biologique que l'éphémère conserve de la coulée éternelle du temps et de la vie dont il s'est détaché. Ce fut ainsi que je fis connaissance avec l'absolu, dont je garderai sans doute jusqu'au bout, à l'âme, la morsure profonde, comme une absence de quelqu'un. Je n'avais que neuf ans et je ne pouvais guère me douter que je venais de ressentir pour la première fois l'étreinte de ce que, plus de trente ans plus tard, je devais appeler «les racines du ciel», dans le roman qui porte ce titre. L'absolu me signifiait soudain sa présence inaccessible et, déjà, à ma soif impérieuse, je ne savais quelle source offrir pour l'apaiser. Ce fut sans doute ce jour-là que je suis né en tant qu'artiste; par ce suprême échec que l'art est toujours, l'homme, éternel tricheur de lui-même, essaye de faire passer pour une réponse ce qui est condamné à demeurer comme une tragique interpellation.
Il me semble que j'y suis encore, assis, dans ma culotte courte, parmi les orties, la bouteille magique à la main. Je faisais des efforts d'imagination presque paniques, car je pressentais déjà que le temps m'était strictement compté; mais je ne trouvais rien qui fût à la mesure de mon étrange besoin, rien qui fût digne de ma mère, de mon amour, de tout ce que j'eusse voulu lui donner. Le goût du chef-d'œuvre venait de me visiter et ne devait plus jamais me quitter. Peu à peu, mes lèvres se mirent à trembler, mon visage fit une grimace dépitée et je me mis à hurler de colète, de peur et d'étonnement.