Souvent, je voyais ma mère sortir du salon pendant un essayage particulièrement capricieux, venir dans ma chambre, s'asseoir en face de moi et me regarder silencieusement, en souriant, comme pour reprendre des forces à la source de son courage et de sa vie. Elle ne me disait rien, fumait une cigarette, puis se levait et repartait au combat.
Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que ma maladie et les deux mois d'absence pendant lesquels l'affaire fut laissée aux soins d'Aniela, eussent donné à Maison Nouvelle le coup final dont elle ne se releva plus. Peu de temps après notre retour à Wilno, après des efforts désespérés pour renflouer l'entreprise, le combat fut définitivement perdu et nous fûmes déclarés en faillite, à la satisfaction de nos concurrents. Nos meubles furent saisis et je me souviens d'un Polonais gras et chauve, avec des moustaches de cafard, allant et venant dans les salons, une serviette sous le bras, en compagnie, de deux acolytes qui paraissaient sortir de Gogol, tâtant longuement les robes dans les placards, les fauteuils, caressant les machines à coudre, les étoffes et les mannequins d'osier. Ma mère avait cependant eu la précaution de mettre à l'abri des créanciers et commissaires son trésor précieux, une collection complète de vieille argenterie impériale qu'elle avait emportée avec elle de Russie, des pièces rares de collectionneur dont la valeur était, d'après elle, considérable; elle avait toujours refusé de toucher à ce magot, lequel était, en quelque sorte, ma dot; il devait assurer pour plusieurs années notre avenir en France lorsque nous allions enfin nous y établir, et me permettre de «grandir, étudier, devenir quelqu'un».
Pour la première fois depuis qu'elle m'avait, ma mère se montra désespérée, et se tourna vers moi avec une sorte de féminité vaincue et désarmée, pour me demander aide et protection. J'avais déjà près de dix ans et j'étais donc prêt à assumer ce rôle. Je compris que mon premier devoir était de paraître imperturbable, calme, fort, sûr de moi, viril et détaché. Le moment était venu de me révéler aux yeux de tous dans mon rôle de cavalier, celui auquel le lieutenant Sverdlovski m'avait si soigneusement préparé. Les huissiers avaient saisi mes jodpurhs et ma cravache et j'en fus réduit à leur faire face en culotte courte et les mains nues. Je me promenais sous leur nez d'un air arrogant, à travers l'appartement qui se vidait peu à peu de ses objets familiers. Je me plantais devant l'armoire ou la commode que les sbires soulevaient, je mettais les mains dans les poches, le ventre en avant et je sifflotais avec mépris, observant narquoisement leurs efforts maladroits, les narguant du regard, un vrai gars, dur comme un roc, capable de veiller sur sa mère et de vous cracher dessus, à la moindre provocation. Cette mimique n'était nullement destinée aux huissiers, mais à ma mère, pour qu'elle comprît qu'il n'y avait pas lieu de se frapper, qu'elle était protégée, que j'allais lui rendre tout cela au centuple, tapis, console Louis XVI, lustre et trumeau en acajou. Ma mère paraissait réconfortée, assise dans le dernier fauteuil, me suivant d'un regard émerveillé. Lorsque le tapis fut enlevé, je me mis à siffler un tango et j'effectuai sur le parquet, avec une partenaire imaginaire, quelques-uns de ces pas de danse savants que Mlle Gladys m'avait appris. Je glissais sur le parquet, serrant étroitement la taille de ma partenaire invisible, en sifflotant «Tango Milonga, tango de mes rêves merveilleux» et ma mère, une cigarette à la main, penchait la tête d'un côté puis de l'autre, et battait la mesure, et lorsqu'elle dut quitter le fauteuil pour le céder aux déménageurs, elle le fit presque gaiement et sans me quitter des yeux, cependant que je continuais mes évolutions savantes sur le parquet poussiéreux, pour bien marquer que j'étais toujours là et que son plus grand bien avait, en somme, échappé à la saisie.
Nous tînmes ensuite un long conciliabule pour décider ce que nous allions faire, de quel côté nous devions nous tourner. Nous parlâmes français, pour ne pas être compris des coquins, debout dans le salon vide, pendant que le lustre était descendu du plafond.
Il n'était pas question pour nous de demeurer à Wilno, où les meilleures clientes de ma mère, celles qui la cajolaient et la suppliaient, jadis, pour être servies les premières, levaient à présent le nez et détournaient la tête lorsqu'elles la rencontraient dans la rue, attitude d'autant plus commode et explicable de leur part que, souvent, elles nous devaient de l'argent: cela leur permettait, en somme, de faire d'une pierre deux coups.
Je ne me souviens plus des noms de ces nobles créatures, mais j'espère fermement qu'elles sont toujours en vie, qu'elles n'ont pas eu le temps de mettre leur viande à l'abri et que le régime communiste est venu leur apprendre un peu d'humanité. Je ne suis pas rancunier, et je ne vais pas plus loin.
Il m'arrive parfois d'entrer dans les grands salons de couture parisiens, de m'asseoir dan» un coin et d'assister au défilé; tous mes amis croient que je hante ces lieux aimables en rôdeur, pour me livrer à mon péché mignon, qui est de regarder les jolies filles. Ils se trompent.
Je me rends dans ces lieux en pèlerinage pour y penser à la directrice de Maison Nouvelle.
Nous n'avions pas assez d'argent pour aller nous installer à Nice et ma mère refusait de vendre sa précieuse argenterie sur laquelle tout mon avenir était fondé. Avec les quelques centaines de zlotys que nous avions pu sauver du désastre, nous décidâmes donc de nous rendre d'abord à Varsovie, ce qui était tout de même un pas dans la bonne direction. Ma mère y avait des parents et des amis, mais surtout, elle avait un argument décisif en faveur de ce projet.
– Il y a un lycée français à Varsovie, m'annonça-t-elle, en reniflant avec satisfaction.