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Il n'y avait plus à discuter. Il n'y avait plus qu'à faire nos valises, ce qui était une façon de parler, car les valises avaient été saisies, elles aussi, et, l'argenterie bien à l'abri, nous dûmes envelopper ce qui nous restait dans un baluchon, suivant la meilleure tradition.

Aniela ne nous accompagna pas. Elle alla rejoindre son fiancé, un employé des chemins de fer, qui habitait dans un wagon sans roues, à côté de la gare; c'est là que nous la laissâmes, après une scène déchirante où nous sanglotâmes éperdument, en nous jetant dans les bras l'un de l'autre, effectuant de fausses sorties, pour revenir nous embrasser encore une fois; je n'ai jamais autant hurlé depuis.

J'ai essayé à plusieurs reprises d'avoir de ses nouvelles, mais un wagon sans roues, ce n'est pas là une adresse bien ferme, dans un monde bouleversé. J'aurais beaucoup aimé la rassurer, lui dire que j'ai réussi à ne pas attraper la tuberculose, ce qui était ce qu'elle redoutait pour moi par-dessus tout. C'était une jolie jeune femme au corps opulent, aux grands yeux bruns, aux longs cheveux noirs, mais c'était déjà il y a trente-trois ans.

Nous quittâmes Wilno sans regret. J'emportais dans mon baluchon mes fables de La Fontaine, un volume d'Arsène Lupin et ma Vie des Français illustres. Aniela avait pu sauver du désastre l'uniforme de Tcherkesse que j'avais jadis porté au bal costumé et je l'emportais également. Il était déjà trop petit et je n'ai jamais eu l'occasion de porter un uniforme de Tcherkesse depuis.

CHAPITRE XVII

A Varsovie, nous vécûmes difficilement dans des chambres meublées. Quelqu'un, de l'étranger, vint en aide à ma mère, lui envoyant, très régulièrement, des sommes d'argent qui nous permettaient de subsister. J'allais à l'école où, tous les matins, à la récréation de dix heures, ma mère m'apportait du chocolat dans un thermos et des tartines beurrées. Elle fit mille choses pour nous maintenir à flot. Elle fut courtière de bijoux, acheta et revendit des fourrures et des antiquités et fut, je crois, la première à avoir eu une idée qui se révéla modestement lucrative: par voie d'annonces, elle informait le public qu'elle achetait des dents qu'à défaut d'autre terme je peux seulement qualifier de dents d'occasion; celles-ci contenaient des travaux en or ou en platine et ma mère les revendait avec profit. Elle examinait les dents à la loupe, les trempant dans un acide spécial pour s'assurer que c'était bien d'un métal noble qu'il s'agissait. Elle fit aussi de la gérance d'immeubles, fut placeuse en publicité et se chargea de mille autres besognes dont je ne me souviens plus aujourd'hui; mais, chaque matin, à dix heures, elle était là, avec son thermos de chocolat et ses tartines beurrées. Cependant, là encore, nous eûmes à subir un échec cuisant: je n'ai pas pu entrer au lycée français de Varsovie. Les études y coûtaient cher et dépassaient nos moyens. Je fréquentai donc l'école polonaise pendant deux ans et, aujourd'hui encore, je parle et j'écris le polonais couramment. C'est une très belle langue. Mickiewicz demeure un de mes poètes préférés, et j'aime beaucoup la Pologne – comme tous les Français.

Cinq fois par semaine, je prenais le tramway et me rendais chez un excellent homme qui s'appelait Lucien Dieuleveut-Caulec et qui m'enseignait ma langue maternelle.

Ici, je dois faire un aveu. Je mens assez peu, car le mensonge a pour moi un goût douceâtre d'impuissance: il me laisse trop loin du but. Mais lorsqu'on me demande où, à Varsovie, j'ai fait mes études, je réponds toujours: au lycée français. C'est une question de principe. Ma mère avait fait de son mieux et je ne vois pas pourquoi je la priverais du fruit de son labeur.

Qu'on ne s'imagine pas, cependant, que j'assistais à ses luttes sans tenter de venir à son secours. Après avoir failli dans tant de domaines, je croyais enfin avoir découvert ma véritable vocation. J'avais commencé à jongler à Wilno, an temps de Valentine, et pour ses beaux yeux. J'avais continué depuis, en pensant surtout à ma mère, et pour me faire pardonner mon manque d'autres talents. Dans les couloirs de l'école, sous le regard de mes camarades éblouis, je jonglais à présent avec cinq et six oranges et, quelque part, au fond de moi, vivait la folle ambition de parvenir à la septième et peut-être à la huitième, comme le grand Rastelli, et même, qui sait, à la neuvième, pour devenir enfin le plus grand jongleur de tous les temps. Ma mère méritait cela et je passais tous mes loisirs à m'entraîner.

Je jonglais avec les oranges, avec les assiettes, avec les bouteilles, avec les balais, avec tout ce qui me tombait sous la main; mon besoin d'art, de perfection, mon goût de l'exploit merveilleux et unique, bref, ma soif de maîtrise, trouvait là un humble mais fervent moyen d'expression. Je me sentais aux abords d'un domaine prodigieux, et où j'aspirais de tout mon être à parvenir: celui de l'impossible atteint et réalisé. Ce fut mon premier moyen conscient d'expression artistique, mon premier pressentiment d'une perfection possible et je m'y jetai à corps perdu. Je jonglais à l'école, dans les rues, en montant l'escalier, j'entrais dans notre chambre en jonglant et je me plantais devant ma mère, les six oranges volant dans les airs, toujours relancées, toujours rattrapées. Malheureusement, là encore, alors que je me voyais déjà promis au plus brillant destin, faisant vivre ma mère dans le luxe grâce à mon talent, un fait brutal s'imposa peu à peu à moi: je n'arrivais pas à dépasser la sixième balle. J'ai essayé, pourtant, Dieu sait que j'ai essayé. Il m'arrivait à cette époque de jongler sept, huit heures par jour. Je sentais confusément que l'enjeu était important, capital même, que je jouais là toute ma vie, tout mon rêve, toute ma nature profonde, que c'était bien de toute la perfection possible ou impossible qu'il s'agissait. Mais j'avais beau faire, la septième balle se dérobait toujours à mes efforts. Le chef-d'œuvre demeurait inaccessible, éternellement latent, éternellement pressenti, mais toujours hors de portée. La maîtrise se refusait toujours. Je tendais toute ma volonté, je faisais appel à toute mon agilité, à toute ma rapidité, les balles, lancées en l'air, se succédaient avec précision, mais la septième balle à peine lancée, tout l'édificé s'écroulait et je restais là, consterné, incapable de me résigner, incapable de renoncer. Je recommençais. Mais la dernière balle est restée à jamais hors d'atteinte. Jamais, jamais ma main n'est parvenue à la saisir. J'ai essayé toute ma vie. Ce fut seulement aux abords de ma quarantième année, après avoir longuement erré parmi les chefs-d'œuvre, que peu à peu la vérité se fit en moi, et que je compris que la dernière balle n'existait pas.

C'est une vérité triste et il ne faut pas la dévoiler aux enfants. Voilà pourquoi ce livre ne peut être mis entre toutes les mains.

Je ne m'étonne plus aujourd'hui qu'il arrivât à Paganini de jeter son violon et de rester de longues années sans y toucher, gisant là, le regard vide. Je ne m'étonne pas, il savait.

Lorsque je vois Malraux, le plus grand de nous tous, jongler avec ses balles, comme peu d'hommes ont jonglé avant lui, mon cœur se serre devant sa tragédie, celle qu'il porte écrite sur son visage, au milieu de ses plus brillants exploits: la dernière balle est hors de sa portée, et toute son œuvre est faite de cette certitude angoissée.

Il serait temps, d'ailleurs, de dire la vérité, sur l'affaire Faust. Tout le monde a menti effrontément là-dessus, Goethe plus que les autres, avec le plus de génie, pour camoufler l'affaire et cacher la dure réalité. Là encore, je ne devrais sans doute pas le dire, car s'il y a une chose que je n'aime pas faire, c'est bien enlever leur espoir aux hommes. Mais enfin, la véritable tragédie de Faust, ce n'est pas qu'il ait vendu son âme au diable. La véritable tragédie, c'est qu'il n'y a pas de diable pour vous acheter votre âme. Il n'y a pas preneur. Personne ne viendra vous aider à saisir la dernière balle, quel que soit le prix que vous y mettiez. Il y a bien toute une flopée de margoulins qui se donnent des airs, qui se déclarent preneurs, et je ne dis pas qu'on ne peut pas s'arranger avec eux, avec un certain profit. On peut. Ils vous offrent le succès, l'argent, l'adulation des foules. Mais c'est de la bouillie pour les chats, et lorsqu'on s'appelle Michel-Ange, Goya, Mozart, Tolstoï, Dostoïevsky ou Malraux, on doit mourir avec le sentiment d'avoir fait de l'épicerie.