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Ceci dit, je continue, bien entendu, à m'entraîner.

Il m'arrive encore de sortir de ma maison, sur ma colline, au-dessus de la baie de San-Francisco, et là, en pleine vue, en pleine lumière, je jongle avec trois oranges, tout ce que je peux faire aujourd'hui. Ce n'est pas un défi. C'est une simple déclaration de dignité.

J'ai vu le grand Rastelli, un pied sur un goulot de bouteille, faire tourner deux cerceaux sur l'autre pied replié derrière lui, tout en tenant une canne sur son nez, un ballon sur la canne, un verre d'eau sur le ballon, et jonglant en même temps avec sept balles.

Je croyais voir là un moment de maîtrise totale et incontestée, un instant souverain de victoire de l'homme sur sa condition, mais Rastelli est mort quelques mois plus tard, désespéré, après avoir quitté l'arène sans être jamais parvenu à saisir la huitième balle, la dernière, la seule qui comptait pour lui.

Je crois que si j'avais pu me pencher sur son lit, il m'eût renseigné sur tout cela une bonne fois et, comme je n'avais alors que seize ans, une vie d'efforts et d'échecs m'aurait peut-être été épargnée.

Je serais désolé si on concluait de tout ce qui précède que je n'ai pas été un homme heureux. Ce serait là une erreur tout à fait regrettable. J'ai connu et je connais encore, dans ma vie, des bonheurs inouïs. Depuis mon enfance, par exemple, j'ai toujours aimé les concombres salés, pas les cornichons, mais les concombres, les vrais, les seuls et uniques, ceux qu'on appelle concombres à la russe. J'en ai toujours trouvé partout. Souvent, je m'en achète une livre, je m'installe quelque part au soleil, au bord de la mer, ou n'importe où, sur un trottoir ou sur un banc, je mords dans mon concombre et me voilà complètement heureux. Je reste là, au soleil, le cœur apaisé, en regardant les choses et les hommes d'un œil amical et je sais que la vie vaut vraiment la peine d'être vécue, que le bonheur est accessible, qu'il suffit simplement de trouver sa vocation profonde, et de se donner à ce qu'on aime avec un abandon total de soi.

Ma mère assistait à mes efforts pour lui venir en aide avec une gratitude émue. Lorsqu'elle revenait à la maison, en traînant sous son bras quelque tapis usé ou quelque lampe d'occasion qu'elle se proposait de revendre, et qu'elle me trouvait dans ma chambre en train de jongler avec mes balles, elle ne se trompait pas sur le motif de mon acharnement. Elle s'asseyait, me regardait faire, et m'annonçait:

– Tu seras un grand artiste! C'est ta mère qui te le dit.

Sa prédiction faillit se réaliser. Notre classe, à l'école, avait organisé un spectacle dramatique, et, après des éliminatoires serrées, le rôle principal dans le poème dramatique de Mickiewicz, Konrad Wallenrod, me fut dévolu, malgré le fort accent russe que j'avais en polonais. Ce ne fut pas par hasard que je gagnai les éliminatoires.

Tous les soirs, ayant terminé ses courses et préparé notre souper, ma mère, pendant une heure ou deux, me faisait répéter mon rôle. Elle l'avait appris par cœur et elle me le jouait d'abord elle-même pour me mettre en train. Elle donnait dans ses récitations le meilleur d'elle-même et j'étais ensuite invité à répéter le texte, en imitant ses gestes, ses attitudes et ses intonations. Le rôle était dramatique à souhait et, vers onze heures du soir, les voisins excédés commençaient à se fâcher et à réclamer le silence. Ma mère n'était pas femme à se laisser faire, et il y eut, dans les couloirs, des scènes mémorables, où, continuant sur la lancée du noble poème tragique du grand poète, elle se surpassait dans l'invective, le défi et les tirades enflammées. Le résultat ne se fit pas attendre, et, quelques jours avant la représentation, nous fûmes invités à aller déclamer ailleurs. Nous allâmes vivre chez une parente de ma mère, dans un appartement occupé par un avocat et sa sœur, qui était dentiste: nous dormîmes d'abord dans la salle d'attente, ensuite dans le cabinet, et chaque matin, il nous fallait débarrasser les lieux avant l'arrivée des clients et des patients.

La représentation eut enfin lieu et je remportai, ce soir-là, mon premier grand succès sur les planches. Après le spectacle, ma mère, encore bouleversée par les applaudissements et le visage ruisselant de larmes, m'emmena manger des gâteaux dans une pâtisserie. Elle avait encore l'habitude de me tenir par la main lorsque nous marchions dans la rue, et comme j'avais déjà onze ans et demi, je trouvais cela terriblement gênant. Je tâchais toujours de dégager poliment ma main, sous quelque prétexte plausible, et j'oubliais ensuite de la lui rendre, mais ma mère la reprenait toujours fermement dans la sienne.

Les rues voisines de la Poznanska étaient, dès l'après-midi, envahies par les prostituées. Il y en avait de véritables nuées, particulièrement dans la rue Chmielna et nous étions devenus, ma mère et moi, pour ces braves filles, un spectacle familier. Lorsque nous marchions ainsi parmi elles, la main dans la main, elles s'écartaient toujours respectueusement et complimentaient ma mère sur ma bonne mine. Lorsque je passais seul, elles m'arrêtaient souvent, me posaient des questions sur ma mère, me demandaient pourquoi elle ne se remariait pas, me donnaient des bonbons et l'une d'elles, une petite rousse maigre avec des jambes en cerceaux, m'embrassait toujours sur la joue, après quoi, me demandant mon mouchoir, elle m'essuyait la joue soigneusement. Je ne sais comment la nouvelle que j'allais tenir un rôle important dans notre représentation scolaire s'était répandue sur le trottoir, et je soupçonne ma mère d'y avoir été pour quelque chose, en tout cas, sur notre chemin à la pâtisserie, les filles nous entourèrent pour nous interroger anxieusement sur l'accueil qui m'avait été fait. Ma mère ne se montra pas inutilement modeste et, pendant les jours qui suivirent, une pluie de cadeaux s'abattit sur moi chaque fois que je passais dans la rue Chmielna. Je reçus de petites croix et des médailles saintes, des chapelets, des canifs, des tablettes de chocolat et des statuettes de la Vierge, et je fus à plusieurs reprises entraîné par les filles dans une petite charcuterie voisine où, sous leurs regards admiratifs, je me gavai de concombres salés.

Lorsque nous fûmes enfin dans la pâtisserie et qu'après mon cinquième gâteau, je commençai à souffler un peu, ma mère m'exposa brièvement ses projets d'avenir. Enfin, nous tenions quelque chose de concret, le talent était certain, la voie tracée, il n'y avait plus qu'à continuer. J'allais devenir un grand acteur, j'allais rendre les femmes malheureuses, j'allais avoir une immense voiture jaune décapotable, j'allais avoir un contrat avec la U.F.A. Cette fois, c'était là, on le tenait, on y était. Encore un gâteau pour moi, un verre de thé pour ma mère: elle devait boire entre quinze et vingt verres de thé par jour. Je l'écoutai – comment dire? – je l'écoutai prudemment. Je dois dire sans me vanter que je n'ai pas perdu la tête. Je n'avais que onze ans et demi, mais j'étais déjà résolu à être l'élément pondéré, mesuré, français, dans la famille. Pour le moment, la seule chose concrète que je voyais dans tout cela était les gâteaux sur le plateau, et là, je n'en ai pas laissé échapper un seul. J'ai bien fait, car ma grande carrière théâtrale et cinématographique ne s'est jamais matérialisée. Ce ne fut pourtant pas faute d'avoir essayé. Pendant plusieurs mois, ma mère ne cessa d'envoyer ma photo à tous les directeurs de théâtres de Varsovie et elle l'adressa également à Berlin, à la U.F.A., avec une longue description du grand triomphe dramatique que j'avais remporté dans le rôle principal de Konrad Wallenrod. Elle m'obtint même une audition avec le directeur du Théâtre Polski, un monsieur distingué et courtois qui m'écouta poliment, pendant que, un pied en avant, un bras levé, dans l'attitude de Rouget de Lisle chantant La Marseillaise , je déclamais énergiquement, dans son bureau, avec un fort accent russe, les vers immortels du barde polonais. J'avais un trac effroyable que j'essayais de cacher en hurlant encore plus fort; il y avait, dans le bureau, plusieurs personnes qui me contemplaient et qui paraissaient vivement frappées, et je ne devais pas avoir, dans cette atmosphère qui manquait, il faut bien le dire, de chaleur, tout le contrôle de mes moyens, parce que le contrat fabuleux ne me fut pas offert. On m'écouta, toutefois, jusqu'au bout et, lorsque après avoir avalé mon poison, comme le rôle l'exige, je tombai à ses pieds, agonisant dans des convulsions affreuses, cependant que ma mère promenait sur l'assistance un regard triomphant, le directeur m'aida à me relever et, après s'être assuré que je ne m'étais pas fait de mal, disparut si rapidement que je me demande encore comment il avait fait et par où il était passé.