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Je ne remontai sur les planches que seize ans plus tard, devant un public bien différent et dont le général de Gaulle fut le plus intéressant élément. Cela advint au cœur de l'Afrique équatoriale, à Bangui, dans l'Oubangui-Chari, en 1941. Je m'y trouvais depuis quelque temps avec deux autres équipages de mon escadrille, lorsque nous fut annoncée la visite du général de Gaulle, en tournée d'inspection.

Nous décidâmes d'honorer le chef de la France Libre par un spectacle de théâtre et nous mîmes aussitôt à l'ouvrage. Une revue extrêmement spirituelle, de l'avis de ses auteurs, destinée à dérider notre illustre visiteur, fut composée sur-le-champ. Le texte était très gai et léger, pétillant d'esprit et de bonne humeur, car nous étions à l'époque des grands désastres militaires de 1941 et nous étions fermement résolus à témoigner, devant notre chef, d'un moral à toute épreuve et d'un entrain endiablé.

Nous donnâmes notre première représentation avant l'arrivée du Général pour mettre le spectacle bien au point, et nous eûmes un succès très encourageant. Le public applaudissait à tout casser et bien qu'une mangue se détachât parfois d'un arbre et tombât sur la tête d'un spectateur, tout se passa vraiment très bien.

Le Général arriva le lendemain matin et, le soir, assista à la représentation en compagnie des chefs militaires et hautes personnalités politiques de son entourage.

Ce fut un désastre complet – j'ai juré, depuis, de ne plus jamais, jamais jouer la comédie, ni chanter la chansonnette devant le général de Gaulle, quelles que soient les circonstances dramatiques que mon pays traverserait. La France peut me demander tout, mais pas ça.

Je reconnais que l'idée de jouer de petits sketches fripons devant celui qui se tenait tout seul dans la tempête et dont la volonté et le courage devaient soutenir tant de cœurs défaillants, n'était pas ce que notre jeunesse avait trouvé de plus heureux.

Mais je n'aurais jamais cru qu'un seul spectateur, dans la salle, parfaitement correct et silencieux, pût réduire les acteurs et le public entier à un tel état de gravité.

Le général de Gaulle, dans sa tenue blanche, se tint très droit au premier rang des spectateurs, le képi sur les genoux, les bras croisés.

Il n'a pas bougé, tressailli, ou marqué une réaction quelconque pendant toute la durée de la représentation.

Je crois simplement me rappeler qu'à un moment, alors que, levant très haut la jambe, j'esquissais un pas de french-cancan, cependant qu'un autre acteur s'exclamait: «Je suis cocu! Je suis cocu!», comme son rôle l'exigeait, je crus percevoir, en louchant, un léger frémissement de la moustache sur le visage du chef de la France Libre. Mais peut-être me suis-je trompé. Il se tenait là, très droit, les bras croisés, et il nous fixait avec une sorte d'implacable attention.

L'œil était dans la salle et regardait Caïn.

Mais le phénomène le plus étonnant fut l'attitude des deux cents spectateurs. Alors que la veille, la salle entière riait, éclatait en applaudissements et s'amusait follement, cette fois, pas un rire ne monta vers nous du public.

Pourtant, le Général était assis au premier rang et les spectateurs ne pouvaient guère lire l'expression de son visage. A ceux qui affirment que le général de Gaulle ne sait pas établir un contact avec les foules et communiquer ses sentiments, je donne cet exemple à méditer.

Quelque temps après la guerre, Louis Jouvet montait Don Juan. J'assistais aux répétitions. Dans la scène où la statue du Commandeur, fidèle au rendez-vous, vient entraîner le libertin aux enfers, j'eus soudain une sensation étonnante de déjà-vu, d'une expérience déjà vécue par moi et je me rappelai Bangui, 1941, et le général de Gaulle me fixant de son regard droit.

J'espère qu'il m'a pardonné.

CHAPITRE XVIII

Mon triomphe théâtral dans Konrad Wallenrod fut donc éphémère, et ne résolut aucun des problèmes matériels dans lesquels ma mère se débattait. Nous n'avions plus un sou. Ma mère courait toute la journée à travers la ville à la recherche des affaires et revenait épuisée. Mais je n'ai jamais eu ni faim, ni froid et elle ne se plaignait jamais.

Encore une fois, il ne faudrait cependant pas croire que je ne faisais rien pour l'aider. Au contraire, je me surpassais dans mes efforts pour voler à son secours. J'écrivais des poèmes et je les lui récitais à haute voix: ces poèmes allaient nous rapporter la gloire, la fortune et l'adulation des foules. Je travaillais cinq, six heures par jour à polir mes vers, et je couvrais des cahiers de stances, d'alexandrins et de sonnets. Je commençai même à composer une tragédie en cinq actes, avec un prologue et un épilogue, intitulée Alcymène. Chaque fois que ma mère revenait de ses courses en ville et qu'elle s'asseyait sur une chaise – les premières marques de vieillesse apparaissaient déjà sur sa figure – je lui lisais les strophes immortelles qui devaient jeter le monde à ses pieds. Elle les écoutait toujours attentivement. Peu à peu, son regard s'éclairait, les traces de fatigue disparaissaient de son visage et elle s'exclamait, avec une conviction absolue:

– Lord Byron! Pouchkine! Victor Hugo!

Je m'exerçai également à la lutte gréco-romaine, dans l'espoir de remporter un jour ou l'autre le championnat du monde, et je devins assez rapidement connu à l'école sous le nom de «Gentleman Jim». Je n'étais pas le plus fort, loin de là, mais je savais mieux que personne prendre des attitudes nobles et élégantes, et donner une impression de force tranquille et de dignité. J'avais du style. J'allais presque toujours au tapis.

M. Lucien Dieuleveut-Caulec se penchait sur mes créations poétiques avec beaucoup d'attention. Car il va sans dire que je n'écrivais pas en russe ou en polonais. J'écrivais en français. Nous n'étions à Varsovie que de passage, mon pays m'attendait, il n'était pas question de me dérober. J'admirais beaucoup Pouchkine, qui écrivait en russe, et Mickiewicz, qui écrivait en polonais, mais je n'avais jamais très bien compris pourquoi ils n'avaient pas composé leurs chefs-d'œuvre en français. Ils avaient pourtant, l'un et l'autre, reçu une bonne éducation et ils connaissaient notre langue. Ce manque de patriotisme me paraissait difficile à expliquer.

Je ne cachais jamais à mes petits camarades polonais que je n'étais parmi eux que de passage et que nous comptions bien rentrer chez nous à la première occasion. Cette naïveté obstinée ne me facilitait pas la vie à l'école. Pendant les récréations, alors que je me promenais dans les couloirs d'un air important, un petit groupe d'élèves se formait parfois autour de moi. Ils me regardaient gravement. Puis l'un d'eux faisait un pas en avant, et, s'adressant à moi à la troisième personne, selon le mode polonais, me demandait d'un ton plein de respect: