DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE XIX
J'ai gardé, de mon premier contact avec la France, le souvenir d'un porteur à la gare de Nice, avec sa longue blouse bleue, sa casquette, ses lanières de cuir et un teint prospère, fait de soleil, d'air marin et de bon vin.
La tenue des porteurs français est à peu près la même aujourd'hui et, à chacun de mes retours dans le Midi, je retrouve cet ami d'enfance.
Nous lui confiâmes notre coffre, lequel contenait notre avenir, c'est-à-dire la fameuse vieille argenterie russe, dont la vente devait assurer notre prospérité, au cours des quelques années qu'il me fallait encore pour me retourner et prendre les choses en main. Nous nous installâmes dans une pension de famille, rue de la Buffa, et ma mère, ayant à peine pris le temps de fumer sa première cigarette française – une gauloise bleue – ouvrit le coffre, prit quelques pièces de choix du «trésor», les plaça dans sa petite valise et, d'un air assuré, partit à travers Nice à la recherche d'un acquéreur. Quant à moi, brûlant d'impatience, je courus renouer mon amitié avec la mer. Elle me reconnut tout de suite et vint me lécher les doigts de pied.
Lorsque je revins à la maison, ma mère m'attendait. Elle était assise sur le lit et fumait nerveusement. Son visage portait la marque de l'incompréhension la plus complète, d'une sorte de prodigieux étonnement. Elle m'interpella du regard, comme si elle attendait de moi une explication de l'énigme. Dans tous les magasins où elle s'était présentée avec les échantillons de notre trésor, elle n'avait rencontré que l'accueil le plus froid. Les prix qui lui furent proposés étaient complètement ridicules. Naturellement, elle leur avait dit ce qu'elle pensait d'eux. Tous ces bijoutiers étaient des voleurs patentés, qui avaient essayé de la piller, d'ailleurs, aucun d'eux n'était français. Ils étaient tous arméniens, russes, peut-être même allemands. Demain, elle allait s'adresser à des magasins français, dirigés par de vrais Français et non par des réfugiés douteux des pays de l'Est, que la France n'aurait jamais dû laisser s'établir sur son territoire, pour commencer. Je ne devais pas m'inquiéter, tout allait s'arranger, l'argenterie impériale valait une fortune, nous avions du reste assez d'argent devant nous pour tenir quelques semaines; entre-temps, on allait trouver un acquéreur et notre avenir serait assuré pour plusieurs années. Je ne dis rien, mais l'angoisse, l'incompréhension que je voyais bien dans son regard un peu fixe et agrandi se communiqua aussitôt à mes entrailles, renouant ainsi notre lien le plus direct. Je savais déjà que l'argenterie n'allait pas trouver d'acheteur et que, dans quinze jours, nous allions nous retrouver une fois de plus sans un sou en pays étranger. C'était bien la première fois que je pensais à la France comme à un pays étranger, ce qui prouvait bien que nous étions une fois de plus chez nous.
Au cours de cette première quinzaine, ma mère livra et perdit un combat épique pour la défense et l'illustration de la vieille argenterie russe. C'est à une véritable éducation des bijouteries et orfèvres de Nice qu'elle tenta de procéder. Je l'ai vue jouer, devant un brave Arménien de l'avenue de la Vic toire, qui devait devenir par la suite notre ami, une scène de véritable extase artistique devant la beauté, la rareté et la perfection du sucrier qu'elle tenait à la main, ne s'interrompant que pour entonner un chant dithyrambique en l'honneur du samovar, de la soupière et du moutardier. L'Arménien, les sourcils levés, son front illimité, libre de tout obstacle chevelu, plissé des mille rides de l'étonnement, suivait d'un regard médusé le mouvement que la louche décrivait dans les airs, que la salière exécutait, pour assurer ensuite ma mère de l'estime considérable dans laquelle il tenait l'article en question, sa légère réserve portant uniquement sur le prix, lequel lui paraissait dix ou douze fois plus élevé que la valeur courante de l'objet. Devant une telle ignorance, ma mère remettait son bien dans la valise et quittait la boutique sans un mot d'adieu. Elle n'eut guère plus de succès dans le magasin suivant, tenu, celui-là par un couple de bons Français bien nés, où, plaçant sous le nez du vieux monsieur le petjt samovar admirablement proportionné, elle évoqua, avec une éloquence virgilienne, l'image d'une belle famille française réunie autour du samovar familial, ce à quoi le charmant M. Sérusier, lequel devait par la suite employer ma mère souvent, lui confiant des objets à la commission, répondit, en hochant la tête, et en portant à ses yeux un pince-nez enrubanné qu'il ne mettait jamais tout à fait:
– Madame, le samovar n'a jamais pu s'acclimater sous nos latitudes – ce fut dit avec un tel air de regret navré que je crus presque voir le dernier troupeau de samovars mourant dans les profondeurs de quelque forêt française.
Lorsqu'un tel accueil courtois lui était fait, ma mère paraissait décontenancée – la courtoisie et la gentillesse la désarmaient immédiatement – elle ne disait plus rien, n'insistait plus, baissait les yeux et se mettait à envelopper silencieusement chaque objet dans du papier, avant de le remettre dans la valise – sauf le samovar, qui était trop volumineux, et que je devais transporter moi-même, en le tenant précieusement dans mes mains, marchant derrière elle, sous le regard curieux des passants.
Il ne nous restait que très peu d'argent et l'idée de ce qui allait arriver lorsqu'il n'en resterait plus du tout me rendait malade d'angoisse. La nuit venue, nous faisions, l'un et l'autre, semblant de dormir, mais je voyais pendant longtemps la pointe rouge de sa cigarette bouger dans le noir. Je la suivais du regard avec un désespoir affreux, aussi impuissant qu'un scarabée renversé. Encore aujourd'hui, je ne puis voir de la belle argenterie sans avoir envie de vomir.
Ce fut M. Sérusier qui nous tira d'affaire, le lendemain matin. En commerçant averti, il avait reconnu le talent certain de ma mère, lorsqu'il s'agissait de chanter aux acheteurs éventuels la beauté et la rareté de ses «objets de famille», et il crut pouvoir utiliser ce talent pour notre profit mutuel. J'imagine aussi que ce collectionneur averti avait été vivement frappé par la vue des deux spécimens vivants, mais assez rares, qu'il avait pu contempler dans son magasin, parmi tant d'autres curiosités. Sa gentillesse naturelle aidant, il avait décidé de nous donner un coup de main. Il nous avança de l'argent et bientôt ma mère commença à faire le tour des palaces de la Côte, offrant à la clientèle du Winter-Palace, de l'Hermitage et du Négresco, les «bijoux de famille» qu'elle avait emportés avec elle dans l'émigration, ou dont un grand duc russe de ses amis, à la suite de «certaines circonstances», était obligé de se séparer discrètement.
Nous étions sauvés, et sauvés par un Français – ce qui était d'autant plus encourageant que, la France comptant quarante millions d'habitants, tous les espoirs nous étaient permis.
D'autres commerçants lui confièrent également leurs objets et peu à peu, marchant inlassablement à travers la ville, ma mère put subvenir entièrement à nos besoins.
Quant à la fameuse argenterie, indignée par le prix dérisoire qu'on nous en offrait, ma mère renferma au fond du coffre, en remarquant que ce service de vingt-quatre couverts marqués de l'aigle impériale me serait un jour bien utile, lorsque j'aurais à «recevoir» – ce dernier mot était prononcé un peu solennellement, sur un mode mystérieux.