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Peu à peu, ma mère étendit le champ de ses activités. Elle eut des vitrines d'articles de luxe dans les hôtels, agit comme intermédiaire dans la vente d'appartements et de terrains, eut une participation dans un taxi, détint vingt-cinq pour cent dans un camion faisant livraison de graines aux éleveurs de poulets de la région, prit un appartement plus grand dont elle sous-loua deux chambres, s'occupa d'une affaire de tricotage – bref, m'entoura de tous les soins. Ses plans, en ce qui me concernait, étaient arrêtés depuis longtemps. Le bachot, la naturalisation, une licence en droit, le service militaire – comme officier de cavalerie, cela allait de soi – les Sciences Politiques et l'entrée dans «la diplomatie». Lorsqu'elle prononçait ces mots, sa voix baissait respectueusement et un sourire timide et émerveillé apparaissait sur son visage. Pour parvenir à ce but – j'étais en troisième – il nous fallait, d'après les calculs souvent recommencés, une bagatelle de huit ou neuf ans, et ma mère se sentait de taille à tenir bon jusque-là. Elle reniflait avec satisfaction, en me regardant avec une admiration anticipée. Secrétaire d'ambassade, disait-elle à haute voix, comme pour mieux se pénétrer de ces mots merveilleux. Il n'y avait qu'à patienter un peu. J'avais déjà quatorze ans. On y était presque. Elle mettait son manteau gris, prenait sa valise, et je la voyais qui marchait énergiquement vers cet avenir brillant, la canne à la main. Elle marchait avec une canne, à présent.

J'étais, quant à moi, beaucoup plus réaliste. Je n'avais aucune intention de piétiner encore neuf ans – on ne sait jamais ce qui peut arriver. Je voulais accomplir pour elle mes prouesses sans attendre, immédiatement. Je tentai d'abord de devenir champion du monde junior de natation – je m'entraînais tous les jours à la «Grande Bleue», un établissement balnéaire aujourd'hui disparu – mais je ne parvins qu'à me classer onzième dans la traversée de la Baie des Anges – et, une fois de plus, je dus me rabattre vers la littérature, comme tant d'autres ratés. Les cahiers s'amoncelaient sur ma table, couverts de pseudonymes de plus en plus éloquents, de plus en plus superbes, de plus en plus désespérés et, dans mon désir de faire mouche d'un seul coup, de dérober le feu sacré sans tarder et d'en éclairer triomphalement le monde, je lisais les noms, nouveaux pour moi, sur la couverture des livres, Antoine de Saint-Exupéry, André Malraux, Paul Valéry, Mallarmé, Montherlant, Apollinaire, et comme ils me paraissaient briller à la devanture de tout l'éclat désirable, je me sentais dépossédé et m'irritais fort de n'avoir pas été le premier à m'en parer.

Je fis encore quelques efforts timides pour triompher sur mer, sur terre et dans les airs, je continuai à faire de la natation, de la course à pied et du saut en hauteur, mais ce fut seulement au ping-pong que je pus vraiment donner le meilleur de moi-même et ramener des lauriers à la maison. Ce fut la seule victoire que je pus offrir à ma mère et la médaille d'argent, gravée à mon nom et placée dans un écrin de velours violet, figura jusqu'à la fin à une place d'honneur sur sa table de chevet.

Je tâtai également du tennis, ayant reçu en cadeau une raquette des parents d'un ami. Mais il fallait payer, pour devenir membre du Club du Parc Impérial, une somme qui dépassait nos moyens. Ici se situe un épisode particulièrement pénible de ma vie de champion. Voyant que, faute d'argent, l'accès du Parc Impérial allait me demeurer interdit, ma mère fut prise d'une juste indignation. Elle écrasa sa cigarette dans une soucoupe et saisit sa canne et son manteau. Ça n'allait pas se passer comme ça. Je fus invité à prendre ma raquette et à accompagner ma mère au Club du Parc Impérial. Là, le secrétaire du Club fut sommé de comparaître devant nous et, les éclats de voix de ma mère faisant leur chemin, il le fit incontinent, suivi par le président du Club, lequel portait le nom admirable de Garibaldi, et qui accourut également. Ma mère, debout au milieu de la pièce, son chapeau légèrement de travers, brandissant sa canne, ne leur laissa rien ignorer de ce qu'elle pensait d'eux. Comment! Avec un peu d'entraînement, je pouvais devenir champion de France, défendre victorieusement contre l'étranger les couleurs de mon pays, et l'entrée des courts m'était interdite pour une pâle et vulgaire question d'argent! Tout ce que ma mère tenait à dire à ces messieurs, c'est qu'ils n'avaient pas à cœur les intérêts de la patrie – elle tenait à le proclamer hautement, en tant que mère d'un Français – je n'étais pas encore naturalisé; à cette époque, mais ce n'était évidemment là qu'un détail trivial – et elle exigeait qu'on m'admît séance tenante sur les courts du Club. Je n'avais tenu que trois ou quatre fois une raquette de tennis à la main, et l'idée que l'un de ces messieurs pût soudain m'inviter à aller sur le court et à montrer ce que je savais faire me faisait frémir. Mais les deux personnalités distinguées que nous avions devant nous étaient trop étonnées pour songer à mes talents sportifs. Ce fut, je crois, M. Garibaldi qui eut à ce moment-là une idée fatale, destinée, dans son esprit, à calmer ma mère, mais qui mena au contraire à une scène dont le souvenir m'emplit d'ahurissement encore aujourd'hui.

– Madame, dit-il, je vous prie de modérer votre voix. Sa Majesté le roi Gustave de Suède est à quelques pas d'ici, et je vous demande de ne pas faire de scandale.

Cette phrase eut sur ma mère un effet instantané. Un sourire à la fois naïf et émerveillé, que je connaissais si bien, commença à se dessiner sur ses lèvres et elle se rua en avant.

Un vieux monsieur était en train de prendre le thé sur la pelouse, sous un parasol blanc. Il portait un pantalon de flanelle blanche, un blazer bleu et noir, et un canotier, posé légèrement de travers sur la tête. Le roi Gustave V de Suède était un habitué de la Côte d'Azur et des courts de tennis, et son canotier célèbre apparaissait régulièrement en première page des journaux locaux.

Ma mère n'hésita pas une seconde. Elle fit une révérence et, pointant sa canne dans la direction du président et du secrétaire du Club, elle s'écria:

– Je viens demander justice à Votre Majesté! Mon jeune fils, qui va avoir quatorze ans, a des dispositions extraordinaires pour le tennis et ces mauvais Français l'empêchent de venir s'entraîner ici. Toute notre fortune a été confisquée par les bolcheviks et nous ne pouvons pas payer la cotisation! Nous venons demander aide et protection à Votre Majesté.

Ce fut dit et fait dans la meilleure tradition des légendes populaires russes, d'Ivan le Terrible à Pierre le Grand. Après quoi, ma mère promena sur l'assistance nombreuse et intéressée un regard de triomphe. Si j'avais pu m'évanouir dans les airs ou me fondre à jamais avec la terre, mon dernier moment de conscience eût été celui d'un profond soulagement. Mais il ne me fut pas donné de m'en tirer à si bon compte. Je dus demeurer là, sous l'œil narquois des belles dames et de leurs beaux messieurs.

Sa Majesté Gustave V était déjà à cette époque un homme fort âgé, et ceci, joint sans doute au flegme suédois, fit qu'il ne parut pas le moins du monde étonné. Il ôta le cigare de ses lèvres, contempla ma mère gravement, me jeta un coup d'oeil et se tourna vers son entraîneur.

– Faites quelques balles avec lui, dit-il de sa voix caverneuse. Voyons un peu ce qu'il sait faire.

Le visage de ma mère s'éclaira. L'idée que je n'avais tenu que trois ou quatre fois la raquette de tennis à la main ne la préoccupait nullement. Elle avait confiance en moi. Elle savait qui j'étais. Les petits détails quotidiens, les petites difficultés pratiques n'entraient pas en ligne de compte. J'hésitai une seconde et puis, sous ce regard de confiance totale et d'amour, j'avalai ma honte et ma peur et, baissant la tête, j'allai à mon exécution.