Выбрать главу

Ce fut vite fait – mais il me semble parfois que j'y suis encore. Je fis, bien entendu, de mon mieux. Je sautais, plongeais, bondissais, pirouettais, courais, tombais, rebondissais, volais, me livrant à une sorte de danse de pantin désarticulé, mais c'est tout juste si je parvenais parfois à effleurer une balle, et encore, uniquement avec le cadre de bois – tout cela sous l'œil imperturbable du roi de Suède, qui m'observait froidement, sous le fameux canotier. On se demandera sans doute pourquoi j'avais accepté de me laisser conduire ainsi à l'abattoir, pourquoi je m'étais aventuré sur le terrain. Mais je n'avais pas oublié ma leçon de Varsovie, ni la gifle que j'avais reçue, ni la voix de ma mère me disant: «La prochaine fois, je veux qu'on te ramène à la maison sur des brancards, tu m'entends?» Il ne pouvait être question pour moi de me dérober.

Je mentirais aussi si je n'avouais pas que, malgré mes quatorze ans, je croyais encore un peu au merveilleux. Je croyais à la baguette magique et, en me risquant sur le court, je n'étais pas du tout sûr que quelque force entièrement juste et indulgente n'allait pas intervenir en notre faveur, qu'une main toute-puissante et invisible n'allait pas guider ma raquette et que les balles n'allaient pas obéir à son ordre mystérieux. Ce ne fut pas le cas. Je suis obligé de reconnaître que cette défaillance du miracle a laissé en moi une marque profonde, au point que j'en viens parfois à me demander si l'histoire du Chat botté n'a pas été inventée de toutes pièces, et si les souris venaient vraiment, la nuit, coudre les boutons sur le surtout du tailleur de Gloucester. Bref, à quarante-quatre ans, je commence à me poser certaines questions. Mais j'ai beaucoup vécu et il ne faut pas prêter trop d'attention à mes défaillances passagères.

Lorsque l'entraîneur eut enfin pitié de moi et que je revins sur la pelouse, ma mère m'accueillit comme si je n'avais pas démérité. Elle m'aida à mettre mon pull-over, prit son mouchoir et m'essuya le visage et le cou. Ensuite, elle se tourna vers l'assistance et – comment exprimer ce silence, cette attention tendue, soutenue, ayee laquelle elle les dévisagea tous, comme à l'affût? Les rieurs parurent légèrement décontenancés, et les belles dames, reprenant leurs pailles, baissèrent les cils et se remirent à sucer leur limonade avec entrain. Peut-être quelque vague cliché sur la femelle défendant son petit passa-t-il dans leur esprit. Ma mère, cependant, n'eut pas à bondir. Le roi de Suède nous tira dé l'embarras. Le vieux monsieur toucha son canotier et dit, avec infiniment de courtoisie et de gentillesse – et pourtant, on prétendait qu'il n'avait pas le caractère commode: – Je pense que ces messieurs seront d'accord avec moi: nous venons d'assister à quelque chose d'assez émouvant… Monsieur Garibaldi, – et je me souviens que le mot «monsieur» sonna sur ses lèvres d'un ton particulièrement sépulcral – je paierai la cotisation de ce jeune homme: il a du courage et du mordant.

J'ai toujours aimé la Suède, depuis.

Mais je n'ai plus jamais remis les pieds au Parc Impérial.

CHAPITRE XX

Toutes ces mésaventures firent que je m'enfermais de plus en plus dans ma chambre et que je me mis à écrire pour de bon. Attaqué par le réel sur tous les fronts, refoulé de toutes parts, me heurtant partout à mes limites, je pris l'habitude de me réfugier dans un monde imaginaire et à y vivre, à travers les personnages que j'inventais, une vie pleine de sens, de justice et de compassion. Instinctivement, sans influence littéraire apparente, je découvris l'humour, cette façon habile et entièrement satisfaisante de désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus. L'humour a été pour moi, tout le long du chemin, un fraternel compagnonnage; je lui dois mes seuls instants véritables de triomphe sur l'adversité. Personne n'est jamais parvenu à m'arracher cette arme, et je la retourne d'autant plus volontiers contre moi-même, qu'à travers le «je» et le «moi», c'est à notre condition profonde que j'en ai. L'humour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l'homme sur ce qui lui arrive. Certains de mes «amis», qui en sont totalement dépourvus, s'attristent de me voir, dans mes écrits, dans mes propos, tourner contre moi-même cette arme essentielle; ils parlent, ces renseignés, de masochisme, de haine de soi-même, ou même, lorsque je mêle à ces jeux libérateurs ceux qui me sont proches, d'exhibitionnisme et de muflerie. Je les plains. La réalité est que «je» n'existe pas, que le «moi» n'est jamais visé, mais seulement franchi, lorsque je tourne contre lui mon arme préférée; c'est à la situation humaine que je m'en prends, à travers toutes ses incarnations éphémères, c'est à une condition qui nous fut imposée de l'extérieur, à une loi qui nous fut dictée par des forces obscures comme une quelconque loi de Nuremberg. Dans les rapports humains, ce malentendu fut pour moi une source constante de solitude, car, rien ne vous isole plus que de tendre la main fraternelle de l'humour à ceux qui, à cet égard, sont plus manchots que les pingouins.

Je commençai aussi à m'intéresser enfin aux problèmes sociaux et à vouloir un monde où les femmes seules n'auraient plus à porter leurs enfants sur le dos. Mais je savais déjà que la justice sociale n'était qu'un premier pas, un balbutiement de nouveau-né, et que ce que je demandais à mes semblables était de se rendre maîtres de leur destin. Je me mis à concevoir l'homme comme une tentative révolutionnaire en lutte contre sa propre donnée biologique, morale, intellectuelle. Car, plus je regardais le visage vieilli, fatigué, de ma mère, et plus mon sens de l'injustice et ma volonté de redresser le monde et de le rendre honorable grandissaient en moi. J'écrivais tard dans la nuit.

Notre situation financière s'aggrava à cette époque une fois de plus. La crise économique de 1929 avait à présent ses répercussions sur la Côte d'Azur, et nous connûmes de nouveau des jours difficiles.

Ma mère transforma une chambre de notre appartement en chenil, prit en pension des chiens, des chats et des oiseaux, lut les lignes de la main, prit des pensionnaires, assuma la gérance d'un immeuble, agit comme intermédiaire dans une ou deux ventes de terrain. Je l'aidai de mon mieux, c'est-à-dire, en essayant d'écrire un chef-d'œuvre immortel. Parfois, je lui lisais quelque passage dont j'étais particulièrement fier, et elle ne manquait jamais de m'accorder toute l'admiration que j'attendais; cependant, un jour, je me souviens, après avoir écouté un de mes poèmes, elle me dit, avec une sorte de timidité:

– Je crois que tu n'auras pas beaucoup de sens pratique, dans la vie. Je ne sais pas du tout comment ça se fait.

Et en effet, au lycée, dans les sciences exactes, mes notes demeurèrent désastreuses jusqu'au bachot. A l'oral de chimie, en première partie du baccalauréat, l'examinateur, M. Passac, m'ayant demandé de lui parler du plâtre, tout ce que je trouvai à lui dire fut, textuellement:

– Le plâtre sert à fabriquer les murs. L'examinateur attendit patiemment. Puis comme rien ne venait, il me demanda:

– C'est tout?

Je lui jetai un regard hautain et, me tournant vers le public, je le pris à témoin:

– Comment, est-ce tout? C'est déjà énorme! Monsieur le Professeur, enlevez les murs, et quatre-vingt-dix-neuf pour cent de notre civilisation sont par terre!

Les affaires devenaient de plus en plus rares, et un soir, ma mère, après avoir beaucoup pleuré, s'assit à la table et écrivit une longue lettre à quelqu'un. Le lendemain, je fus invité, à me rendre chez le photographe, où je fus pris de trois quarts, vêtu d'un blazer bleu, les yeux levés. La photo fut jointe à la lettre, et ma mère, après avoir hésité pendant plusieurs jours, gardant l'enveloppe dans un tiroir fermé, finit cependant par aller la mettre à la boîte.