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– Alexandre Natal. Armand de La Torre. Terrai. Vasco de La Fernaye…

Cela continuait ainsi pendant des pages et des pages. Après chaque chapelet de noms, nous nous regardions, et nous hochions tous les deux la tête. Ce n'était pas ça – ce n'était pas ça du tout. Au fond, nous savions fort bien, l'un et l'autre, les noms qu'il nous fallait – malheureusement, ils étaient déjà tous pris. «Goethe» était déjà occupé, «Shakespeare» aussi, et «Victor Hugo» aussi. C'était pourtant ce que j'aurais voulu être pour elle, c'était cela que j'aurais voulu lui offrir. Parfois, lorsque je levais les yeux vers elle, assis derrière la table, dans mes culottes courtes, il me semblait que le monde n'était pas assez grand pour contenir mon amour.

– Il faudrait quelque chose comme Gabriele d'Annunzio, dit ma mère. Il a fait souffrir la Duse terriblement.

Ceci était dit avec une nuance de respect et d'admiration. Il paraissait à ma mère tout naturel que les grands hommes fissent souffrir les femmes, et elle espérait bien que j'allais, à cet égard, donner le meilleur de moi-même, moi aussi. Elle tenait énormément à mes succès féminins. Elle y voyait manifestement un des aspects essentiels de la réussite terrestre. C'était pour elle quelque chose qui allait de pair avec les honneurs officiels, les décorations, les grands uniformes, le Champagne, les réceptions à l'Ambassade, et lorsqu'elle me parlait de Vronski et d'Anna Karénine, elle me regardait avec fierté, caressait mes cheveux et soupirait bruyamment, avec un sourire de naïve anticipation. Peut-être y avait-il, dans le subconscient de cette femme, qui avait été si belle, mais qui vivait depuis si longtemps sans homme, un besoin de revanche physique et sentimentale qu'elle demandait à son fils de prendre à sa place. En tout cas, après avoir passé la journée à marcher de maison en maison, sa petite valise à la main, – il s'agissait d'aller voir les riches Anglais, dans les palaces, en se présentant comme une dame appauvrie de l'aristocratie russe réduite à vendre ses derniers «bijoux de famille» – les bijoux lui étaient confiés par les boutiquiers et une commission de dix pour cent lui était réservée – après une journée d'autant plus humiliante et fatigante qu'il lui arrivait rarement de conclure plus d'une affaire par mois, elle prenait à peine le temps d'ôter son chapeau et son manteau gris, d'allumer une cigarette et venait avec un sourire heureux s'asseoir en face du gamin en culottes courtes, lequel, écrasé par l'horreur de ne pouvoir rien faire pour elle, passait ses journées à se creuser la cervelle à la recherche d'un nom assez beau, assez retentissant, assez prometteur pour qu'il pût exprimer tout ce qui se passait dans son cœur, pour qu'il sonnât haut et clair aux oreilles de sa mère, avec tout l'écho convaincant de cette gloire future qu'il se proposait de déposer à ses pieds:

– Roland de Chantecler, Romain de Mysore…

– Il vaut peut-être mieux prendre un nom sans particule, s'il y a encore une révolution, disait ma mère.

Je débitais un à un le chapelet de pseudonymes sonores et grandiloquents, chargés d'exprimer tout ce que je ressentais, tout ce que je voulais lui offrir. Elle écoutait avec une attention un peu anxieuse, et je sentais bien qu'aucun de ces noms ne lui suffisait, qu'aucun n'était assez beau pour moi. Peut-être cherchait-elle simplement à me donner courage et confiance dans mon destin. Sans doute savait-elle combien je souffrais d'être encore un enfant, de ne rien pouvoir pour elle, et peut-être avait-elle surpris mon regard anxieux, alors que, de notre balcon, je la voyais s'éloigner chaque matin dans l'avenue Shakespeare, avec sa canne, sa cigarette et la petite valise pleine de «bijoux de famille», et que nous nous demandions tous les deux si la broche, la montre ou la tabatière en or allaient trouver cette fois un acquéreur.

– Roland Campeador, Alain Brisard, Hubert de Longpré, Romain Cortès.

Je voyais bien à ses yeux que ce n'était pas encore ça, et j'en venais à me demander sérieusement si j'arriverais jamais à lui donner satisfaction. Bien plus tard, lorsque pour la première fois j'entendis à la radio le nom du général de Gaulle, au moment de son fameux appel, ma première réaction fut un mouvement de colère parce que je n'avais pas songé à inventer ce beau nom quinze ans plus tôt: Charles de Gaulle, cela aurait sûrement plu à ma mère, surtout si je l'avais écrit avec un seul «1». La vie est pavée d'occasions perdues.

CHAPITRE IV

La tendresse maternelle dont j'étais entouré eut à cette époque une conséquence inattendue et extrêmement heureuse.

Lorsque les affaires allaient bien et que la vente de quelque «bijou de famille» permettait à ma mère d'envisager un mois de relative sécurité matérielle, son premier soin était d'aller chez le coiffeur; elle allait ensuite écouter l'orchestre tzigane à la terrasse de l'Hôtel Royal et engageait une femme de ménage, chargée d'exécuter dans l'appartement divers travaux de propreté – ma mère a toujours eu horreur de laver le plancher et lorsqu'une fois, en son absence, j'essayai de nettoyer le parquet moi-même, et qu'elle me surprit à quatre pattes, un torchon à la main, ses lèvres se mirent à grimacer, les larmes coulèrent sur ses joues, et je dus passer une heure à la consoler et à lui expliquer que, dans un pays démocratique, ces petits travaux ménagers étaient considérés comme parfaitement honorables et qu'on pouvait s'y livrer sans déchoir.

Mariette était une fille au bas-ventre bien ancré dans un bassin généreux, aux grands yeux malins, aux jambes fermes et solides, et dotée d'un derrière sensationnel que je voyais constamment en classe au lieu et à la place de la figure de mon professeur de mathématiques. Cette vision fascinante était la très simple raison pour laquelle je fixais la physionomie de mon maître avec une si complète concentration. La bouche ouverte, je ne la quittais pas des yeux pendant toute la durée de son cours, n'écoutant bien entendu pas un mot de ce qu'il disait – et lorsque le bon maître nous tournait le dos et se mettait à tracer des signes algébriques sur le tableau, je transférais avec effort mon regard halluciné sur celui-ci, et je voyais aussitôt l'objet de mes rêves se dessiner sur le fond noir – le noir a toujours eu sur moi, depuis, l'effet le plus heureux. Lorsque le professeur, flatté par mon attention fascinée, me posait parfois une question, je m'ébrouais, je roulais des yeux ahuris, j'adressais au postérieur de Mariette un regard de doux reproche, et seule la voix vexée de M. Valu me forçait enfin à revenir sur terre.

– Je ne comprends pas! s'exclamait le maître. De tous mes élèves, vous paraissez le plus attentif et on dirait même parfois que vous êtes littéralement suspendu à mes lèvres. Et pourtant vous êtes dans la lune!

C'était exact.

Il m'était cependant impossible d'expliquer à cet excellent homme ce que je voyais au lieu et à la place de sa figure avec une telle perfection.

Bref, Mariette prenait dans ma vie une importance grandissante – cela commençait au réveil et durait plus ou moins toute la journée. Lorsque cette déesse méditerranéenne apparaissait à l'horizon, mon cœur partait au galop à sa rencontre et je demeurais sans bouger sur mon lit, terriblement encombré. Je finis par me rendre compte que Mariette m'observait également avec une certaine curiosité. Elle se tournait parfois vers moi, mettait les mains sur ses hanches, me fixait avec un sourire un peu rêveur, soupirait, hochait la tête et disait: – Ça fait rien, vous pouvez dire que votre mère, elle vous aime vraiment. Elle parle que de vous quand vous êtes pas là. Et toutes ces belles aventures qui vous attendent, et toutes les jolies dames qui vont vous aimer, et patati et patata… Ça finit par me faire de l'effet.

Je me sentis assez contrarié. Ma mère était la dernière chose à laquelle j'étais disposé à penser à ce moment-là. Étendu en travers du lit, dans une position très inconfortable, les genoux plies, les pieds sur la couverture, la tête contre le mur, je n'osais pas bouger.