Oui, ma mère avait du talent – et je ne m'en suis jamais remis.
D'un autre côté, le sinistre Agroff, usurier, boulevard Gambetta, un répugnant factotum d'Odessa, déteint, graisseux, flasque, m'avait dit un jour,.s'étant vu refuser les dix pour cent d'intérêt mensuel de la somme qu'il nous avait prêtée pour l'achat d'une «participation» dans un taxi Renault: «Ta mère fait la grande dame, mais quand je l'ai connue, elle chantait dans les beuglants, dans les caf'conc' pour soldats. Son langage vient de là. Je ne me sens pas insulté. Une femme comme ça ne peut pas insulter un honorable commerçant.» N'ayant, à cette époque, que quatorze ans, et ne pouvant guère encore subvenir aux besoins dé ma mère, ce qui était mon plus cher désir, je nie soulageai en donnant à l'honorable commerçant une très belle paire de claques, la première que j'assenais dans une longue et brillante carrière de distributeur de paires de claques qui devait bientôt me rendre célèbre dans le quartier. A partir de ce jour, en effet, ma mère, éblouie par cet exploit, prit l'habitude de venir se plaindre à moi chaque fois qu'à tort ou à raison, elle se sentait insultée, concluant invariablement sa version, pas toujours exacte, de l'incident, par ce refrain: «II croit que je n'ai personne pour me défendre, qu'on peut m'insulter impunément. Comme il se trompe! Va lui donner une paire de gifles.» Je savais que, neuf fois sur dix, l'insulte était imaginaire, que ma mère voyait des insultes partout, qu'elle était parfois la première à injurier les gens sans raison, sous l'effet de ses nerfs surmenés. Mais je ne me suis jamais dérobé. J'avais horreur de ces scènes, ces éclats continuels m'étaient insupportables, odieux, mais je m'exécutais. Il y avait quatorze ans, déjà, que ma mère vivait et luttait seule, et rien ne l'enchantait plus que de se sentir «protégée», de sentir une présence virile à ses côtés. Je prenais donc mon courage à deux mains, j'étouffais ma honte et j'allais trouver quelque malheureux diamantaire, boucher, marchand de tabac, antiquaire, qui m'était ainsi désigné. L'intéressé voyait alors entrer dans sa boutique un garçon frémissant, qui se plantait devant lui, les poings serrés, et lui disait d'une voix tremblante d'indignation – une indignation qui allait avant tout à la manifestation de mauvais goût à laquelle sa piété filiale l'obligeait à se livrer: «Monsieur, vous avez insulté ma mère, tenez!» Là-dessus, je donnais une gifle au malheureux. J'acquis ainsi, très tôt, une réputation de voyou dans les environs du boulevard Gambetta, et personne n'imaginait quelle horreur j'avais moi-même de ces scènes, combien j'en souffrais et combien elles m'humiliaient. Une ou deux fois, sachant l'accusation de ma mère entièrement injustifiée, je tentai de protester, mais alors, la vieille dame s'asseyait devant moi, comme si ses jambes se fussent soudain dérobées sous elle devant une telle ingratitude, ses yeux s'emplissaient de larmes, et elle restait là, à me regarder avec stupeur, dans une sorte d'abandon total des forces et du courage.