– Tolstoï! me dit-elle, très simplement. Gorki! Et puis, par courtoisie envers mon pays, elle ajouta:
– Prosper Mérimée!
Elle me parlait, au cours de ces nuits, avec plus d'abandon et plus de confiance qu'au cours de nos nuits passées. Peut-être parce qu'elle s'imaginait que je n'étais plus un enfant. Peut-être simplement parce que la mer et le ciel aidaient aux confidences et que rien ne paraissait laisser de trace autour de nous, sauf le sillage blanc, lui-même éphémère dans le silence. Peut-être aussi parce que je partais me battre pour elle et qu'elle voulait donner une force nouvelle à ce bras sur lequel elle n'avait même pas eu encore le temps de s'appuyer. Penché sur les vagues, je puisais dans le passé à mains pleines: des bouts de phrases jadis échangées, des propos mille fois entendus, des attitudes et des gestes qui sont restés dans mes yeux, les thèmes essentiels qui couraient à travers sa vie comme des fils de lumière qu'elle aurait tissés elle-même et auxquels elle n'avait jamais cessé de s'accrocher.
– La France est ce qu'il y a de plus beau au monde, disait-elle avec son vieux sourire naïf. C'est pour cela que je veux que tu sois un Français.
– Eh bien, ça y est, maintenant, non? Elle se taisait. Puis elle soupirait un peu.
– Il faudra que tu te battes beaucoup, dit-elle.
– J'ai été blessé à la jambe, lui rappelai-je. Tiens, tu peux toucher.
J'avançais la jambe avec le petit bout de plomb dans la cuisse. J'ai toujours refusé de me laisser enlever ce bout de plomb. Elle y tenait beaucoup.
– Fais attention, tout de même, me demandait-elle.
– Je ferai attention.
Souvent, au cours des missions qui précédèrent le débarquement, alors que les éclats et le souffle des explosions faisaient contre la carcasse de l'avion un bruit de ressac, je pensais aux paroles de ma mère «Fais attention!» et je ne pouvais m'empêcher de sourire un peu.
– Qu'est-ce que tu as fait avec ta licence en droit?
– Tu veux dire avec le diplôme?
– Oui. Tu ne l'as pas perdu?
– Non. Il est quelque part dans ma valise. Je savais bien ce qu'elle avait à l'esprit. La mer dormait autour de nous et le bateau suivait ses soupirs. On entendait le sourd battement des machines. J'avoue franchement que je craignais un peu l'entrée de ma mère dans le monde diplomatique dont cette fameuse licence en droit devait, selon elle, m'ouvrir un jour les portes. Il y avait dix ans, maintenant, qu'elle astiquait soigneusement tous les mois notre vieille argenterie impériale, en prévision du jour où il me faudrait «recevoir». Je ne connaissais guère d'ambassadeurs et encore moins d'ambassadrices, et je les imaginais alors toutes comme l'incarnation même du tact, du savoir-vivre, de la discrétion et de la tenue. A la lumière d'une expérience de quinze ans, je suis revenu depuis, là aussi, à une conception plus humaine des choses. Mais je me faisais à l'époque, de la Carrière, une idée très exaltée. Je n'étais donc pas sans appréhension, me demandant si ma mère n'allait pas me gêner un peu dans l'exercice de mes fonctions. Dieu me garde, je ne lui ai jamais fait part de mes doutes à haute voix, mais elle avait appris à lire mes silences.
– Ne t'en fais pas, m'assura-t-elle. Je sais recevoir.
– Écoute, maman, il ne s'agit pas de ça…
– Si tu as honte de ta mère, tu n'as qu'à le dire.
– Maman, je t'en prie…
– Mais il faudra beaucoup d'argent. Il faut que le père d'Ilona lui donne une bonne dot… Tu n'es pas n'importe qui. Je vais aller le voir. On va parler, je sais bien que tu aimes Ilona, mais il ne faut pas perdre la tête. Je lui dirai: «Voilà ce que nous avons, voilà ce que nous donnons. Et vous, qu'est-ce que vous nous donnez?»
Je serrais ma tête entre mes mains. Je souriais, mais les larmes glissaient sur mes joues.
– Mais oui, maman, mais oui. Ce sera comme ça. Ce sera comme ça. Je ferai ce que tu voudras. Je serai ambassadeur. Je serai un grand poète. Je serai Guynemer. Mais laisse-moi le temps. Soigne-toi bien. Vois le médecin régulièrement.
– Je suis un vieux cheval. Je suis allée jusque-là, j'irai plus loin.
– Je me suis arrangé pour qu'on te fasse parvenir de l'insuline, par la Suisse. La meilleure insuline. Une fille à bord du bateau m'a promis de s'en occuper.
Mary Boyd m'avait promis de s'en occuper et bien que je ne l'eusse jamais revue depuis, pendant plusieurs années jusqu'à un an après la guerre l'insuline a continué à arriver de Suisse à l'Hôtel-Pension Mermonts. Je n'ai pu retrouver Mary Boyd depuis, pour la remercier. J'espère qu'elle est toujours en vie. J'espère qu'elle lira ces lignes.
J'essuyai ma figure et soupirai profondément. Rien n'était plus vide que le pont du bateau à côté de moi. L'aube était là, avec ses poissons volants. Et soudain, avec une clarté, une netteté incroyables, j'ai entendu le silence me dire à l'oreille:
– Dépêche-toi. Dépêche-toi.
Je demeurai un moment encore sur le pont, essayant de me calmer, ou peut-être cherchant l'adversaire. Mais l'adversaire ne se montrait pas. Il n'y avait que des Allemands. Je sentais le vide dans mes poings et, au-dessus de ma tête, tout ce qui était infini, éternel, inaccessible, entourait l'arène d'un milliard de sourires indifférents à notre plus vieux combat.
CHAPITRE XXXVIII
Ses premières lettres m'étaient parvenues peu après mon arrivée en Angleterre. Elles étaient acheminées clandestinement par la Suisse, d'où une amie de ma mère me les réexpédiait régulièrement. Aucune n'était datée. Jusqu'à mon retour à Nice, trois ans et six mois plus tard, jusqu'à la veille de mon retour à la maison, ces lettres sans date, hors du temps, devaient me suivre partout fidèlement. Pendant trois ans et demi, j'ai été soutenu ainsi par un souffle et une volonté plus grands que la mienne et ce cordon ombilical communiquait à mon sang la vaillance d'un cœur trempé mieux que celui qui m'animait. Il y avait une sorte de crescendo lyrique dans ces billets et ma mère paraissait tenir pour acquis que j'accomplissais des prodiges d'adresse dans ma démonstration d'invincibilité humaine, plus fort que Rastelli, le jongleur, plus superbe que Tilden, le tennisman, et plus valeureux que Guynemer. En vérité, mes exploits ne s'étaient pas encore matérialisés, mais je faisais de mon mieux pour me maintenir en forme. Je faisais tous les jours une demi-heure de culture physique, une demi-heure de course à pied et un quart d'heure de poids et haltères. Je continuais à jongler avec six balles et je ne désespérais pas de saisir la septième. Je continuais aussi à travailler à mon roman Éducation Européenne, et les quatre nouvelles qui devaient être incorporées dans le corps du récit étaient déjà terminées. Je croyais fermement qu'on pouvait, en littérature comme dans la vie, plier le monde à son inspiration et le restituer à sa vocation véritable, qui est celle d'un ouvrage bien fait et bien pensé. Je croyais à la beauté et donc à la justice. Le talent de ma mère me poussait à vouloir lui offrir le chef-d'œuvre d'art et de vie auquel elle avait tant rêvé pour moi, auquel elle avait si passionnément cru et travaillé. Que ce juste accomplissement lui fût refusé me paraissait impossible, parce qu'il me semblait exclu que la vie pût manquer à ce point d'art. Sa naïveté et son imagination, cette croyance au merveilleux qui lui faisaient voir dans un enfant perdu dans une province de la Pologne orientale, un futur grand écrivain français et un ambassadeur de France, continuaient à vivre en moi avec toute la force des belles histoires bien racontées. Je prenais encore la vie pour un genre littéraire.