Mon voyage à Brazzaville dut donc être remis au mois suivant, en attendant le retour de Soubabère.
Mais Soubabère disparut également dans la forêt du Congo avec l'étrange «aile volante» qu'avec l'Américain Jim Mollison il avait été le seul à savoir piloter.
Je reçus l'ordre de rejoindre mon escadrille sur le front d'Abyssinie. J'ignorais alors que les combats avec les Italiens étaient pour ainsi dire terminés et que je ne servirais à rien. J'obéis. Je ne revis jamais Louison. J'eus de ses nouvelles par des camarades, deux ou trois fois. On la soignait bien. On avait de l'espoir. Elle demandait quand je reviendrais. Elle était gaie. Et puis ce fut le rideau. J'écrivis des lettres, des demandes par voie hiérarchique, j'envoyai quelques télégrammes fort cavaliers. Rien. Les autorités militaires observaient un silence glacé. Je tempêtais, protestais: la plus gentille voix du monde appelait de quelque lazaret triste d'Afrique. Je fus expédié en Libye. Je fus aussi invité à passer un examen pour voir si je n'avais pas la lèpre. Je ne l'avais pas. Mais ça n'allait pas. Je n'ai jamais imaginé qu'on pût être à ce point hanté par une voix, par un cou, par des épaules, par des mains. Ce que je veux dire, c'est qu'elle avait des yeux où il faisait si bon vivre que je n'ai jaimais su où aller depuis.
CHAPITRE XL
Les lettres de ma mère se faisaient plus brèves; griffonnées à la hâte, au crayon, elles m'arrivaient par quatre ou cinq à la fois. Elle se portait bien. Elle ne manquait pas d'insuline. «Mon fils glorieux, je suis fière de toi… Vive la France!» Je m'attablais sur le toit du «Royal», d'où l'on pouvait apercevoir les eaux du Nil et les mirages qui faisaient flotter la ville dans mille lacs ardents, et je demeurais là, le paquet de lettres à la main, parmi les entraîneuses hongroises, les aviateurs canadiens, sud-africains, australiens, qui se bousculaient sur la piste et autour du bar, en essayant de convaincre une des jolies filles de leur accorder ses faveurs cette nuit-là – ils payaient tous, il n'y avait que les Français qui ne payaient pas, ce qui prouve bien que même après la défaite, la France avait conservé tout son prestige. Je lisais et relisais les mots tendres et confiants, cependant que la petite Ariana, l'amie de cœur d'un de nos adjudants-chefs les plus valeureux, venait parfois s'asseoir à ma table entre deux danses et me regardait avec curiosité.
– Elle t'aime? me demandait-elle. J'acquiesçais sans hésiter et sans fausse modestie.
– Et toi?
Comme d'habitude, je jouais au dur et au tatoué.
– Oh! tu sais, moi, les femmes, lui répondais-je. Une de perdue, dix de retrouvées.
– Tu n'as pas peur qu'elle te trompe, pendant que tu n'es pas là?
– Eh bien! tu vois, non, lui répondais-je.
– Même si ça dure des années?
– Même si ça dure des années.
– Mais enfin, tu ne crois tout de même pas qu'une femme normale peut rester des années seule, sans homme, juste pour tes beaux yeux?
– Je le crois, figure-toi, lui dis-je. J'ai vu ça de près. J'ai connu une femme qui est restée des années et des années sans homme juste pour les beaux yeux de quelqu'un.
Nous montâmes donc en Libye pour la deuxième campagne contre Rommel et, dès les premiers jours, six camarades français et neuf Anglais périrent dans notre plus tragique accident. Le khamsin soufflait dur, ce matin-là, et, décollant contre le vent, sous le commandement de Saint-Péreuse, les pilotes et nos trois Blenheims virent brusquement surgir des tourbillons de sable trois Blenheims anglais qui s'étaient trompés de sens et venaient à leur rencontre, vent dans le dos. Il y avait trois mille kilos de bombes à bord des avions et les deux formations avaient déjà atteint la vitesse de décollage, ce moment entre terre et air où il est impossible de manœuvrer. Seul Saint-Péreuse, avec Bimont au poste d'observateur, parvint à éviter la collision. Tous les autres furent pulvérisés. On a vu les chiens courir pendant des heures avec des morceaux de viande dans la gueule.
Par chance, je n'étais pas à bord ce jour-là. Au moment où l'explosion avait lieu, j'étais en train de recevoir l'extrême-onction à l'hôpital militaire de Damas.
J'avais contracté une typhoïde avec hémorragies intestinales et les médecins qui me soignaient, le capitaine Guyon et le commandant Vignes, estimaient que je n'avais pas une chance sur mille de m'en tirer. J'avais subi cinq transfusions, mais les hémorragies continuaient et mes camarades se succédaient à mon chevet pour me donner leur sang. Je fus soigné avec un dévouement vraiment chrétien par une jeune religieuse arménienne, sœur Félicienne, de l'ordre de Saint-Joseph de la Petite Apparition, qui vit aujourd'hui dans son couvent près de Bethléem. Mon délire dura quinze jours, mais il fallut plus de six semaines pour que ma raison revînt complètement: je conservai pendant longtemps une demande par voie hiérarchique que j'avais adressée au général de Gaulle, protestant contre l'erreur administrative à la suite de laquelle, disais-je, je ne figurais plus sur la liste des vivants, ce qui avait à son tour pour conséquence, soulignais-je, que les hommes de troupe et les sous-officiers ne me saluaient plus, faisant comme si je n'existais pas. Il faut dire que je venais d'être nommé sous-lieutenant et, après mon aventure d'Avord, je tenais beaucoup à mon galon et aux marques extérieures de respect qui m'étaient dues.
Il apparut enfin aux médecins que je n'avais que quelques heures à vivre et mes camarades de la base aérienne de Damas furent invités à venir monter la garde d'honneur devant mon corps à la chapelle de l'hôpital, cependant que le cercueil était placé dans ma chambre par l'infirmier sénégalais. Reprenant un instant connaissance, ce qui arrivait en général après une hémorragie qui diminuait ma fièvre en me drainant mon sang, j'aperçus la caisse au pied de mon lit et, reconnaissant là quelque nouveau traquenard, je pris immédiatement la fuite; je trouvai la force de me lever et de me traîner sur mes jambes minces comme des allumettes dans le jardin, où un jeune typhique convalescent se chauffait au soleil; voyant venir vers lui un spectre titubant et tout nu, coiffé seulement d'une casquette d'officier, le malheureux poussa un hurlement et se précipita au poste de garde: le soir même, il faisait une rechute. Dans mon délire, je m'étais coiffé de ma casquette de sous-lieutenant avec le galon tout neuf et fraîchement acquis et je refusais de m'en séparer, ce qui semble prouver que le choc que j'avais reçu trois ans auparavant au moment de mon humiliation d'Avord avait été plus fort que je ne le soupçonnais. Mes râles d'agonie ressemblaient très exactement, paraît-il, au bruit du siphon vide qui s'étrangle. Et mon cher Bimont, accouru de Libye pour me voir, me dit plus tard qu'il avait trouvé légèrement choquante et même indécente la façon dont je m'accrochais. J'insistais un peu trop. Je manquais totalement d'élégance et de bonne grâce. Je faisais, comme on dit, des pieds et des mains. C'était un peu dégoûtant. C'était presque comme un radin qui s'accroche à ses sous. Et avec ce petit sourire moqueur qui lui allait si bien et qu'il a conservé, j'espère, malgré le passage des ans, en cette Afrique Equatoriale où il vit, il me dit: – Tu avais l'air de tenir à la vie. Il y avait déjà une semaine qu'on m'avait administré l'extrême-onction et je reconnais que je n'aurais pas dû faire tant de difficultés. Mais j'étais mauvais joueur. Je refusais de me reconnaître vaincu. Je ne m'appartenais pas. Il me fallait tenir ma promesse, revenir à la maison couvert de gloire après cent combats victorieux, écrire Guerre et Paix, devenir ambassadeur de France, bref, permettre au talent de ma mère de se manifester. Par-dessus tout, je refusais de céder à l'informe. Un artiste véritable ne se laisse pas vaincre par son matériau, il cherche à imposer son inspiration à la matière brute, essaye de donner au magma une forme, un sens, une expression. Je refusais de laisser la vie de ma mère finir bêtement au pavillon des contagieux de l'hôpital de Damas. Tout mon besoin d'art et mon goût de la beauté, c'est-à-dire de la justice, m'interdisaient d'abandonner mon œuvre vécue avant de l'avoir vue prendre forme, avant d'avoir éclairé le monde autour de moi, ne fût-ce qu'un instant, de quelque fraternelle et émouvante signification. Je n'allais pas signer mon nom au bas de l'acte que les dieux me tendaient, un acte d'insignifiance, d'inexistence et d'absurdité. Je ne pouvais pas manquer à ce point de talent.